Galerie - Images en fuite et mots tus

Jocelyn Robert est un artiste originaire de Québec. Il a fondé dans sa ville natale en 1993 le centre de recherche et de diffusion en musique actuelle Avatar, lieu qu'il a dirigé jusqu'en 2001. Même si Jocelyn Robert mène à l'étranger une carrière que de nombreux pairs lui envieraient, il reste pratiquement inconnu du milieu de l'art montréalais. Mentionnons qu'il a remporté cette année le premier prix New Image au festival international d'art médiatique Transmediale de Berlin et qu'il poursuit actuellement ses recherches à l'université Standford de Californie à titre d'invité. C'est dire combien son travail jouit d'une reconnaissance certaine hors Québec. Mais pourquoi son travail obtient-il une écoute si attentive à l'extérieur de nos frontières?

Le maître mot pour décrire les oeuvres audio et vidéo de Jocelyn Robert est justesse. L'«événement sonore» qui accompagne ses projections vidéographiques n'a rien de fortuit. Au contraire même, ce qu'il donne à entendre contribue tout autant à construire l'oeuvre en devenir que ce qu'il donne à voir. L'un et l'autre se complètent ou entretiennent des relations conflictuelles, mais dans tous les cas ils restent parfaitement imbriqués. Ce sont ces jeux de tension extrême entre le visuel et le sonore que développe et structure comme pas un Jocelyn Robert. Voilà pour la forme. Mais qu'en est-il du sens de ces installations, quelles émotions suscitent-elles? Laissons parler l'artiste: «Dans ces travaux, je cherche à saisir ces mots perdus au fond de la mémoire, ce souvenir fugitif qui tente de refaire surface, cet alignement soudain des obstacles au regard: mon intérêt est dans la banalytique, dans la trajectoire quotidienne de l'humain commun. Je cherche le moment où les choses s'arrêtent.»

La première pièce que l'on découvre en pénétrant dans la première salle plongée dans la pénombre nous offre justement l'occasion de saisir ces moments uniques où les choses s'arrêtent. Intitulée It Shouldn't Be Cancer, la projection montre l'arrière-cour d'un hôpital fermé par de larges barrières grillagées. Mis à part le mouvement d'une fourgonnette qui fait marche arrière et disparaît aussitôt, il ne se passe effectivement presque rien. L'air rempli de tristesse que joue le piano solo est ponctué de nombreuses pauses. La musique conditionne et meuble notre état d'attente. D'ailleurs, la disposition des chaises rappelle la symétrie des salles d'attente d'une clinique médicale. On pressent qu'un drame se joue peut-être derrière cet obstacle.

Tout à coup, en même temps que l'air de piano accélère légèrement la cadence, la barrière électrique commence à fendre lentement l'image en deux, reste complètement ouverte pendant quelques secondes à peine et se referme au même rythme. Après cette ouverture — ou lueur d'espoir — de brève durée, les choses s'arrêtent de nouveau. Cet arrêt des choses, à première vue banal et quotidien, atteint une gravité certaine dans la présentation dramatique que Jocelyn Robert nous en fait.

Des oeuvres contrastées

Politique d'intérieur est une petite pièce lumineuse et silencieuse qui se déroule au fond d'une boîte de carton renversée et se laisse découvrir et apprécier sans qu'un préambule soit nécessaire. Par contre, Quelques fragments de la mémoire de Catherine, oeuvre visuelle et sonore aux résonances profondes, risque de heurter les psychés sensibles. La trame sonore de l'oeuvre est constituée de deux sources distinctes. Il y a, d'un côté, Catherine qui fait entendre sa voix en racontant, sur le mode de la confidence entrecoupée de soupirs, des souvenirs qui semblent lourds à porter et difficiles à exprimer. Il y est question, notamment, d'un rat à écraser. De l'autre côté, émanant d'un tout petit écran numérique, on entend à intervalles réguliers un son mi-humain, mi-machine. Lorsque les mots restent au fond de la gorge et que même le cri n'arrive pas jusqu'aux lèvres, tout ce que l'on parvient à émettre doit ressembler à ce genre de grognement, se dit-on. Sur l'écran, le visage changeant d'intensité d'une jeune femme transie par son état aphasique renvoie à une troublante iconographie primitive. La conjugaison des deux trames sonores — la voix qui parvient à se faire entendre malgré tous les obstacles de la mémoire à franchir versus l'échec total de l'expression langagière — crée un climat antagoniste entre le dit et le réprimé qui se tient au seuil du supportable.

En revanche, dans la dernière pièce intitulée simplement Catarina, il y a une belle synchronie entre les images mises en mouvement et les instants vécus relatés par Catarina. Îuvre dépouillée qui se limite à la stricte recherche d'une possible adéquation entre la vivacité de mémoire et les images mentales, on voit défiler devant une façade de briques percée de fenêtres d'interminables chaînes de wagons de train. La fugacité des souvenirs, le flou des images qui se meuvent dans nos têtes, tout cela n'est pas chose facile à incarner. Le temps joue un rôle déterminant et c'est en virtuose de l'image et du son que Jocelyn Robert parvient à reconstituer ces réminiscences qui ne remontent pas si facilement à la surface: «Le temps est peut-être comme une rivière qui coule sous le pont, mais le premier marin dira que le cours est perturbé par des petits tourbillons, des contre-courants, des turbulences, des lieux d'eaux immobiles: le temps n'est pas le même partout.»

En quoi ces installations audio et vidéo se distinguent-elles des autres installations qui sont devenues légion dans les expositions d'art contemporain? Qu'est-ce qui fait leur singularité? En psychanalyse, on différencie habituellement l'acte de langage de l'acte de parole. L'acte de parole est défini par la matérialité de l'événement (phonétiques, syntaxiques, sémiotiques) alors que l'acte de langage se rapporte davantage à l'intentionnalité du locuteur (Widlocher, 1986). En accordant une place prédominante à la matérialité même de l'acte de parole et en modulant avec brio les tessitures de cet acte, Jocelyn Robert adosse aux images visuelles une véritable contrepartie; le sonore est pris comme un événement en soi.

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