Les as de la manipulation

Avignon — C'est l'histoire banale de deux copains qui se rencontrent un beau soir. Serge dévoile à Enock les marionnettes qu'il fabrique en cachette et qu'il n'a jamais osé montrer à personne. Les deux amis improvisent immédiatement un petit numéro sur un classique de jazz. Quelques semaines plus tard, ils passent une audition pour le Festival Juste pour rire, décrochent un contrat de 44 spectacles de rue d'une demi-heure chacun, remportent le prix du public et croisent un producteur de Singapour qui les invite en Asie.
C'était il y a six ans. Depuis, Serge Deslauriers et Enock Turcotte parcourent le monde avec leurs marionnettes sans fils qui ont réjoui les publics de presque toutes les grandes capitales du monde. Depuis deux semaines, ils ont posé leurs pénates dans le petit théâtre Bing Bang à Avignon, sur la rue Guillaume Puy, où les spectateurs leur réservent chaque soir un accueil chaleureux.Étrangement, le spectacle Cabaret Décadanse est le seul spectacle québécois cette année à Avignon. Pourtant habitués du Festival depuis une dizaine d'années (avec Denis Marleau, Normand Chaurette, Wajdi Mouawad, Daniel Danis et quelques autres), les Québécois sont totalement absents de la programmation officielle de cette année. Même parmi les 700 spectacles du Off, on ne trouve pratiquement aucune pièce québécoise. Heureusement que Serge Deslauriers et Enock Turcotte sauvent l'honneur. Leur spectacle de cabaret mené à un rythme d'enfer attire un public populaire qui n'a rien à voir avec celui du festival officiel. Ici, on ne trouve ni grands critiques parisiens ni hauts fonctionnaires de la culture. Seulement une clientèle familiale venue rigoler un bon coup. Ce qui ne veut pas dire que Cabaret Décadanse ne fait travailler que les muscles des mâchoires.
En un peu plus d'une heure, Serge Deslauriers et Enock Turcotte alignent toute une série de personnages extravagants dans un spectacle de cabaret sensuel et délirant. Il y a là Lorraine, la diva africaine, Kiko, l'amant latino, Mauve, la jeune starlette et Conrad, le travesti français qui a tout fait, tout vu et surtout tout bu.
Les deux marionnettistes excellent tout particulièrement à traverser le miroir. Généralement effacés derrière leur personnage, ils se retrouvent soudain sous les projecteurs lorsque Kiko, Lorraine ou Conrad leur passent une main autour du cou, les embrassent ou les prennent dans leurs bras. Le spectateur est constamment en train de se demander quand le marionnettiste quittera son anonymat pour devenir un personnage de l'histoire. On se demande alors qui manipule qui. Les deux marionnettistes sont épaulés par André-Anne Leblanc, une maîtresse de cérémonie trilingue surnommée Anfitriona qui prête à l'occasion ses bras et ses jambes aux personnages animés.
«On a fait ce spectacle pour se faire plaisir, dit Serges Deslauriers. Au début, il n'y avait que Lorraine l'Africaine et Conrad, le travesti français.» Le créateur de ces marionnettes étranges a longtemps travaillé dans la mode en tant que styliste à Montréal, Toronto et New York. On se doute que c'est pour sortir de ce monde éthéré qu'il s'est joint au Théâtre Sans Fil avant de travailler avec le Théâtre Zef dans le courant des années 1990.
Ses marionnettes sont loin d'être «belles», dans le sens courant du terme, fait-il remarquer. Les têtes ont presque toutes les yeux globuleux, la peau ridée et le visage creusé de ceux qui ont vécu. Ce sont des personnages égratignés qui se cachent derrière les paillettes et le gin Gimlets. Deslauriers fabrique toutes ses marionnettes avec les articulations libres de type «Bunraku». «C'est au manipulateur de savoir comment ne pas faire plier un coude à l'envers», dit-il.
Enock Turcotte vient, lui, du monde de la danse. C'est en 1991 qu'il se découvre une passion de marionnettiste, lorsqu'il est engagé pour faire la chorégraphie d'un spectacle du Théâtre Sans Fil présenté à l'occasion du 350e anniversaire de la ville de Montréal.
Depuis six ans qu'ils travaillent ensemble, les deux manipulateurs n'ont pratiquement plus besoin de s'entendre à l'avance pour expérimenter de nouveaux mouvements. Le spectateur ne le sait pas, mais les numéros contiennent tous des moments d'improvisation. «Je ne sais pas comment ça se passe, mais on n'a plus besoin de se parler pour savoir ce que l'autre va faire», dit Enock Turcotte.
Grand admirateur du Britannique Jim Henson (créateur des Muppets) et du cinéaste américain Tim Burton, Serge Deslauriers s'aventure parfois dans des territoires plus risqués. À la manière des Muppets, son dernier personnage est fait d'une simple chaussette surnommée «le bas global». «Difficile de faire rendre la même sensualité à une marionnette aussi élémentaire qui ne peut même pas se déhancher», dit-il. Pourtant, les marionnettistes y parviennent sans difficulté. «Le pouvoir d'expression d'une marionnette dépasse celui d'un comédien, dit André-Anne Leblanc. Elle peut s'élever dans les airs ou s'enlever la tête. Rien n'est impossible.»
Serge Deslauriers rêve d'immortaliser un jour ses personnages au cinéma. Le théâtre ne l'attire pas. «Pour moi, tout est dans le mouvement et la musique.» Comme la plupart des troupes de ce genre, Serge Deslauriers et Enock Turcotte ne jouent pratiquement jamais au Québec. «On rencontre les artistes québécois au Japon ou en Australie», dit Deslauriers. Après Sydney, Auckland, Barcelone et le prestigieux Fringe Festival d'Édimbourg, les deux marionnettistes feront néanmoins cet automne une tournée en Gaspésie. Juste avant de repartir pour les îles Canaries, Prague, Rome et Gêne.
En attendant, le public d'Avignon ne boude pas son plaisir. L'autre soir, la salle ne voulait pas arrêter d'applaudir, avant de se rendre compte que les artistes de cette petite salle qui enfile les spectacles à un rythme infernal n'ont pas le temps de faire des rappels. Aucun point commun avec la révolte spontanée de ce spectateur d'un long et lancinant spectacle du festival officiel qui, après avoir entendu trois fois le même texte banal, s'est écrié cette semaine: «Mais qu'est-ce que vous avez contre nous?»
Correspondant du Devoir à Paris