L'héritage de Guy Mauffette

Comédien brillant dès l'adolescence avant de devenir pionnier des ondes de la radio, réalisateur, concepteur, idéateur et animateur inspiré, Guy Mauffette laisse derrière lui quelques recueils de poèmes ainsi qu'une oeuvre radiophonique d'envergure. Heureusement, des traces concrètes de cette oeuvre demeurent, sous forme de dizaines d'enregistrements d'émissions de radio parmi les centaines qu'il a conçues et animées, comme demeurera le souvenir de sa voix, instrument d'une sensibilité exceptionnellement riche.

Le principal héritage qu'il laisse, cependant, demeure beaucoup plus difficile à nommer car il est invisible, à l'image de l'univers qui fut son aire de prédilection: la poésie. Au cours d'un demi-siècle de carrière, Guy Mauffette aura marqué plusieurs générations de Québécois. Parmi eux, certains ont 40, 50, 60 ans ou davantage. D'autres en ont 20 ou 30; ceux-là ne l'ont peut-être pas connu directement, mais ils sont sensibles à la musique des Ferré, Verlaine, Félix Leclerc, Baudelaire, Jacques Douai, Louise Forestier, Gilles Vigneault, Rutebeuf, Gérard Souzay, Renée Claude, Barbara, Richard Tauber, Monique Leyrac; ils fredonnent Montand chantant Paul Éluard ou Jacques Prévert. Parce que leurs parents ou leurs grands-parents ont écouté les émissions de Guy Mauffette, ont pris goût à cette manne qu'il mettait à leur portée et, plus ou moins consciemment, l'ont transmis à leurs enfants.

Parmi ses héritiers, on compte aussi des générations d'animateurs dont certains ne savent pas qu'il a construit des routes et inventé un style radiophonique à nul autre pareil, interpellant l'auditeur de façon intime sans jamais faire intrusion. Ce faisant, Guy Mauffette a placé très haut la barre de l'exigence et conquis une liberté qui a fait école. Les Jacques Languirand, Joël Le Bigot et Monique Giroux, représentants de trois générations d'animateurs, reconnaissent explicitement cette liberté qu'il leur a offerte et l'exigence qu'elle comporte. Soyons clair: sa force d'invention était sous-tendue par un travail infatigable, constant et rigoureux.

On aurait dit que les antennes de cet homme sans âge captaient les murmures des débuts du monde, jusqu'aux limites du temps et de l'espace. Sa conception de la culture aussi transcendait les siècles et les continents. Il abordait la culture comme une réalité vivante, intime, quotidienne, dénuée de snobisme ou de grandiloquence. Elle n'était pour lui ni un produit, ni une marchandise, ni affaire de quantité, de modernité ou de classicisme; elle était soif, ouverture. Elle s'incarnait dans les formes multiples qui contribuent à fonder un peuple affranchi, dans un amalgame composé d'innombrables éléments parmi lesquels la mémoire, la tradition, le questionnement, la curiosité et l'ouverture d'esprit jouent un rôle primordial. Toujours en éveil, avide de découvertes, nocturne et lumineux, l'Oiseau de nuit planait sur l'invisible, s'enivrait de mots, s'imprégnait des événements comme de l'air du temps pour transfigurer et transmettre cette matière à ceux qui l'écoutaient.

À l'heure où les premières oeuvres des Charles Trenet, Édith Piaf, Fernand Reynaud, Marlene Dietrich, Django Reinhardt, Georges Brassens, Stéphane Grapelli, Catherine Sauvage, Frères Jacques, Raymond Devos, etc., gravées sur 78 tours puis sur vinyles, traversaient l'Atlantique pour rejoindre le «Canada français», Guy Mauffette fut le premier à promouvoir leur valeur en les faisant tourner dans ses émissions, ouvrant ainsi des voies entre l'Europe, la France et le Québec, entre le vaste continent de toutes les musiques et le Québec, sans jamais se laisser inféoder aux modes. Suivant un fil connu de lui seul, finement iconoclaste, il n'a pas craint de faire voisiner Wagner avec des violons tziganes, Bach avec un choeur de voix russes, Félix Leclerc avec Rutebeuf. Intuitivement, il savait que créer, c'est jouer les contrastes, tutoyer les paradoxes, trouver des correspondances inattendues qui donnent du sens à ce qui semble absurde et trouver la beauté «là où elle n'est pas indiquée», comme il le disait lui-même.

Ses antennes nombreuses le destinaient à voguer sur les ondes. Guy Mauffette fut l'instigateur d'une radio visuelle qu'il a lui-même appelée «radio-couleurs». Les titres de ses séries d'émissions témoignent déjà de l'esprit qui imprégnait son inspiration: La Rumba des radioromans, J'ai un coeur à chaque étage, Le moulin qui jazz, Radio P'tits Bouts de chou, Le Ciel par-dessus les toits, Les Chansons de la maison, Les Chansons de Baptiste et Marianne (juxtaposant des chansons du Québec et de la France), Radio-Bigoudi, Les Samedis de l'Oiseau de nuit, Les Dimanches au long cours, Le Cabaret du soir qui penche, etc. Tous les interprètes des séries radio qu'il a réalisées, de Janine Sutto à Gilles Pelletier, de Françoise Faucher à Huguette Oligny... soulignent son originalité et sa force en tant que directeur d'acteurs. Son apport à la radio et aux auditeurs ne se résume pas à un talent, à une manière ou à un style; c'est l'intelligence aiguë de son regard et le don total de lui-même au sein de son travail qui en font d'abord toute la richesse.

Naître et mourir sont probablement les seules choses qu'il aura faites comme tout le monde. Ceux et celles en qui les premières notes de La Petite fleur de Sydney Bechet — l'indicatif musical qu'il avait choisi pour «allumer la marquise» de son Cabaret du soir qui penche — font remonter un cortège de souvenirs se rappelleront de lui pour toujours.

Guy Mauffette a été décoré de plusieurs médailles; qu'il n'ait jamais reçu un prix important demeure une grande injustice. Cette omission témoigne du mal que le Québec a toujours à reconnaître ses génies tandis qu'ils sont là, vivants.

Collaboratrice du Devoir

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