Quand l’intelligence artificielle s’invite au cirque

Performance de jonglage réalisée au LAB7, extraite d'une vidéo des 7 doigts. Dans certaines disciplines de cirque, les marqueurs utilisés habituellement en capture de mouvement peuvent gêner les acrobates.
Photo: Les 7 doigts, Francisco Cruz Performance de jonglage réalisée au LAB7, extraite d'une vidéo des 7 doigts. Dans certaines disciplines de cirque, les marqueurs utilisés habituellement en capture de mouvement peuvent gêner les acrobates.

La compagnie de cirque Les 7 doigts développe depuis quelques années de nouveaux spectacles en réalités multiples. La troupe a fait appel à des chercheurs afin de développer une nouvelle méthode, basée sur de l’intelligence artificielle, pour mieux saisir et transposer dans un univers virtuel les faits et gestes d’acrobates bien réels.

Dans les spectacles intégrant de la réalité virtuelle, les artistes doivent porter un costume parsemé de dizaines de diodes, appelées des « marqueurs », qui permettent à des marionnettes virtuelles de reproduire leurs mouvements. C’est notamment le cas de Carry Me Home — un prototype de spectacle auquel une poignée de personnes triées sur le volet, dont Le Devoir, ont pu assister en décembre dernier.

Mais sur les plans acrobatique et chorégraphique, « c’est très limitant d’avoir toutes ces diodes sur le corps », souligne le directeur artistique et cofondateur des 7 doigts, Samuel Tétreault. Celles-ci limitent en effet les possibilités des mouvements qu’ils peuvent réaliser, comme se mettre en boule ou rouler au sol. Chaque marqueur doit également être repéré par des caméras infrarouges disposées tout autour de la scène, ce qui ajoute une contrainte supplémentaire — certaines disciplines, comme les acrobaties aériennes réalisées avec des tissus, sont ainsi très complexes à filmer pour faire de la réalité virtuelle.

L’intelligence artificielle à la rescousse ?

Afin de remédier à ce problème, les chercheurs du Centre de recherche, d’innovation et de transfert en arts du cirque (CRITAC) ont composé à partir d’une méthode qui existait déjà sur le marché de la capture de mouvement ; elle est notamment utilisée pour analyser la marche lors d’une rééducation à la suite d’une blessure ou d’une chirurgie. Cette technique consiste à prendre des images d’une personne à l’aide d’une caméra dite « stéréo », qui comprend deux objectifs. Ceux-ci prennent simultanément des photos d’une scène avec des angles légèrement différents, pour les combiner et obtenir une image en trois dimensions.

En montrant celle-ci à une intelligence artificielle entraînée spécialement pour reconnaître la posture d’une personne, il est alors possible de faire adopter cette position à une marionnette virtuelle. Et le tout, avec une seule caméra stéréo et sans aucun marqueur. Mais il est encore un peu tôt pour crier victoire. « Généralement, ces algorithmes sont entraînés avec des données de personnes en train de faire des tâches de la vie quotidienne, comme marcher ou s’asseoir. On a rarement des images où les gens ont la tête en bas et les pieds en l’air », explique en souriant la professeure adjointe au Département de génie informatique et génie logiciel de Polytechnique Montréal Lama Séoud.

Des tests réalisés au LAB7

Pour explorer les limites de cette méthode dans le contexte du cirque, les chercheurs ont entrepris une première collecte de données avec les artistes des 7 doigts durant l’automne 2022 et l’été 2023 au LAB7, le laboratoire de la compagnie. « On a choisi des disciplines variées — lorsque l’acrobate est caché par des tissus, qu’il a la tête en bas, ou qu’il fait des gestes qui vont au-delà de la norme comme en contorsion », énumère Marion Cossin, chercheuse au CRITAC à la tête de ce projet.

Lors de ces essais, auxquels Le Devoir a pu assister, les artistes, recouverts de boules blanches, enchaînent au sol et dans les airs des figures acrobatiques, sous l’oeil attentif des caméras infrarouges et de la caméra stéréo. Pendant ce temps, pianotant sur leurs ordinateurs, les scientifiques analysent les images pour déterminer quelle méthode (avec ou sans marqueurs) est la mieux adaptée à chaque situation.

Photo: Les 7 doigts, Francisco Cruz Marion Cossin, chercheuse au CRITAC, aide Les 7 doigts à intégrer de nouvelles technologies à leurs spectacles. Photo prise au LAB7.

Verdict ? Après plusieurs heures d’acrobaties, moult mesures et quelques envolées de boules blanches, il semblerait que le système sans marqueurs fonctionne plutôt bien pour certaines disciplines comme le jonglage, mais moins pour d’autres. « Comme on s’y attendait, dès que l’artiste a la tête en bas ou qu’il est à l’horizontale sur un cerceau, l’intelligence artificielle n’arrive plus à reconnaître son corps », dit en soupirant Lama Séoud, dont l’une des stagiaires a participé aux tests.

Ces résultats nuancés sont cependant loin de décourager les chercheurs du CRITAC. « On savait qu’il y aurait des cas problématiques », explique Marion Cossin. « L’important pour nous était de les répertorier et de voir comment on peut les résoudre. »

Pour ce faire, la chercheuse compte entraîner un algorithme « maison » avec, cette fois, des mouvements propres au cirque. Elle espère aboutir, d’ici la fin de l’année, au prototype d’un nouveau spectacle sans marqueurs, basé sur cette intelligence artificielle. Tous ces tests feront bientôt l’objet d’une première publication scientifique de son équipe à ce sujet.

Dialogue entre arts vivants et nouvelles technologies

Quelle que soit la méthode utilisée, le principal défi reste de reproduire les mouvements des artistes sans les dénaturer. « Il y a des subtilités du corps que la machine a tendance à gommer, comme les gestes chargés d’émotions », déplore Cédric Plessiet, professeur au sein de l’équipe de recherche Images numériques et réalité virtuelle à l’Université Paris 8, en France. « Lorsqu’un trapéziste attrape la barre, s’il n’y a pas de choc, on va perdre l’intensité du mouvement, ce frisson qui fait se dire au spectateur : “Ouf, il l’a eue !” »

Cette question est centrale pour Laurent Simon. Ce professeur et directeur du Département d’entrepreneuriat et innovation à HEC Montréal suit de près le cheminement des compagnies de cirque qui s’approprient de telles techniques de pointe. « On croit souvent que ces technologies existent par elles-mêmes, qu’elles sont développées puis tout de suite “prêtes à l’emploi”, mais ce n’est toujours pas le cas. Il faut une étape d’appropriation, une forme de dialogue, pour respecter ce qui fait le coeur des arts vivants », affirme-t-il.

Au-delà de l’aspect créatif, l’équipe du CRITAC réfléchit à d’autres applications de la méthode qu’elle développe avec les 7 doigts. « On pourrait l’utiliser dans d’autres contextes que celui de la création de spectacles, comme en pédagogie ou en biomécanique », estime Marion Cossin.

On voit d’ailleurs ces technologies s’inviter dans certains sports afin que les athlètes s’assurent d’effectuer un geste optimal lors de leur entraînement pour éviter les blessures. « Il faut cependant vérifier si notre système est assez précis pour effectuer ce genre d’étude », souligne-t-elle.

Que ce soit au service de la création ou de la performance, les arts du cirque semblent prêts à intégrer la capture de mouvement à leur pratique. Reste à savoir si le public se laissera séduire par cette pirouette numérique.

Une version longue de ce texte a été primée en 2023 par la Bourse Fernand-Seguin de l’Association des communicateurs scientifiques du Québec.



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