Le monde du cirque apprend à jongler avec la technologie

En décembre dernier, la troupe de cirque Les 7 doigts a présenté pour la première fois un spectacle sur lequel elle travaillait depuis plus de trois ans. La performance a été livrée dans une salle devant des spectateurs, mais aussi en réalité virtuelle pour un public trié sur le volet, qui a eu droit à une version rehaussée par la technologie. Le Devoir a pu assister à ce prototype en réalités multiples, Carry Me Home, dans le LAB7, le laboratoire des 7 doigts, à Montréal. Voyage au coeur de la création d’une performance numérique, où se mêlent besoins artistiques et contraintes techniques.
Coiffée d’un casque de réalité virtuelle, deux manettes dans les mains, Marion Cossin a un large sourire aux lèvres. Cette chercheuse au Centre de recherche, d’innovation et de transfert en arts du cirque (CRITAC) travaille de pair avec Les 7 doigts sur des solutions pour intégrer certaines nouvelles technologies dans les spectacles de la troupe. Dans le monde virtuel où elle évolue, elle se trouve sur la berge d’un lac, où deux enfants jouent avec un cerceau. Elle peut entendre le vent souffler dans les feuilles des arbres, et presque sentir l’eau qui clapote à ses pieds. Les enfants enchaînent les acrobaties tandis que la chercheuse bondit au milieu d’eux, tourne sur elle-même et n’hésite pas à se jeter au sol pour les observer sous toutes les coutures. Elle note scrupuleusement les détails qui ne reproduisent pas fidèlement la réalité — une main qui ne se referme pas sur un cerceau, un pied qui passe à travers le sol…
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Quand l’intelligence artificielle s’invite au cirqueSi ces enfants virtuels semblent aussi saisissants de réalisme, ce n’est pas un hasard. À l’étage du dessous se déroule, devant public, la même performance que celle à laquelle elle assiste, mais avec des artistes en chair et en os. Tout autour de la scène sont disposées des caméras infrarouges, et de petites diodes ont été astucieusement cachées dans les costumes des acrobates. Ce système ingénieux est invisible aux yeux des spectateurs présents dans la salle ; mais dans le monde virtuel, il permet aux personnages des deux enfants de reproduire en direct les moindres faits et gestes des artistes, telles des marionnettes numériques.
Au-delà de la performance artistique, ce spectacle pas comme les autres est au coeur de l’un des sujets de recherche du CRITAC : faire de la capture de mouvement une technologie mieux adaptée aux arts du cirque.
Qu’est-ce que la capture de mouvement ?
Peut-être avez-vous déjà vu les images de tournage d’un film où des acteurs sont revêtus de combinaisons noires parsemées de boules blanches : il s’agit de l’une des principales méthodes de capture de mouvement, qui a su faire sa place dans le milieu du cinéma et du jeu vidéo depuis les années 1990.
Contrairement à un personnage entièrement animé par ordinateur, cette technologie vise à reproduire dans un univers virtuel les faits et gestes d’un comédien bien réel. Les dimensions des marionnettes numériques ainsi créées peuvent être modifiées — c’est le cas des Na’vis dans les films Avatar de James Cameron, ou encore celui de Gollum dans la trilogie du Seigneur des anneaux. Dans ces deux exemples, on a enregistré les gestes des acteurs grâce à la capture de mouvement ; la couleur de leur peau, leur taille, la proportion des différentes parties de leurs corps et les traits de leur visage ont ensuite été modifiés pour créer des personnages à la fois fictifs et saisissants de réalisme.
Avec cette méthode, on pourrait explorer de nouveaux langages artistiques et aller vers de nouveaux publics, pour qu’ils vivent des expériences culturelles inédites dans leur lit d’hôpital ou depuis une région éloignée, par exemple.
Le système repose sur ces fameuses boules blanches, appelées des marqueurs. Une cinquantaine sont placées sur le comédien, notamment au niveau de ses articulations. Pendant qu’il évolue sur scène, des caméras disposées dans tout l’espace envoient de la lumière infrarouge, qui est réfléchie par les marqueurs. L’acteur se transforme ainsi en un véritable arbre de Noël aux yeux des caméras, particulièrement sensibles à l’infrarouge.
Si une boule est repérée par trois d’entre elles, un logiciel peut alors retrouver sa position exacte. Il se charge ensuite de reconstituer virtuellement le corps du comédien à partir de toutes les boules qui ont été vues par les caméras — une correspond à l’épaule gauche, une autre au pied droit, etc. Certaines techniques plus poussées permettent même de reconnaître l’expression faciale, à l’aide de minuscules marqueurs posés sur le visage.
Créativité et contraintes technologiques
Dans le cas du cirque, les applications d’une telle technologie sont nombreuses : une performance où un geste déclencherait un effet sonore ou visuel, des costumes projetés sur le corps des acrobates, ou encore un spectacle donné dans un monde virtuel — comme Carry Me Home.
Cette technique de pointe ouvre aux 7 doigts de nouvelles pistes créatives, selon leur directeur artistique et cofondateur, Samuel Tétreault. « On a voulu créer ici un univers qui évoque l’enfance. On a utilisé une esthétique de peinture à l’huile et réduit la taille des acrobates pour qu’ils aient l’air de petits garçons, explique-t-il. Avec cette méthode, on pourrait explorer de nouveaux langages artistiques et aller vers de nouveaux publics, pour qu’ils vivent des expériences culturelles inédites dans leur lit d’hôpital ou depuis une région éloignée, par exemple. »
L’utilisation de la capture de mouvement n’est cependant pas de tout repos dans le contexte des arts vivants. « Heureusement qu’on ne donne pas ce genre de spectacle tous les jours ! » dit en riant Isabelle Domens. Un casque audio sur une oreille, les yeux rivés sur ses écrans, cette chargée de projet aux 7 doigts s’est assurée que tout fonctionne pour le mieux pendant la performance du côté des spectateurs, mais également en amont avec les artistes. Et des problèmes, il a fallu en régler !
Elle fait d’abord remarquer que les acrobates « réels » se déplacent sur scène sans que le public aperçoive les boules blanches sur lesquelles repose habituellement la capture de mouvement. « Elles pourraient les gêner ou se décrocher lorsqu’ils font des gestes brusques, rapides, puissants, sur d’autres objets ou d’autres corps », souligne-t-elle.
Plutôt qu’utiliser des marqueurs qui réfléchissent la lumière infrarouge, les 7 doigts ont donc opté pour de petites diodes qui en émettent elles-mêmes. Par leur taille et par le fait qu’elles envoient de la lumière invisible aux yeux des spectateurs, elles peuvent facilement être dissimulées dans les costumes. C’est d’ailleurs ce qui fait la force de cette performance en réalités multiples : les personnes assises dans la salle se laissent transporter par la performance sur scène. Elles ne remarquent pas tout l’équipement de pointe qui permet la retransmission en direct des mouvements des artistes pour les spectateurs dans le monde virtuel.
Quelques concessions
Malgré ces changements, Samuel Tétreault a dû faire des concessions sur le plan créatif. « D’un point de vue acrobatique et chorégraphique, c’est très limitant d’avoir toutes ces diodes sur le corps », admet-il. Il a dû choisir des figures et des disciplines qui réduisent au maximum l’inconfort des artistes et le risque de briser des diodes.
Il aurait aussi aimé pouvoir suivre le mouvement de leurs mains grâce à des gants connectés. De tels équipements ont, par exemple, permis d’enregistrer les va-et-vient des doigts du guitariste de Metallica, pour les reproduire fidèlement dans l’un des jeux vidéo de la série Guitar Hero. Mais de nouveau, ce n’est pas si facile de les utiliser dans le cadre du cirque.
« Souvent, les acrobates ont besoin de l’adhérence de la paume de leurs mains et parfois même de leurs pieds, comme pour le cerceau, le jonglage ou l’équilibre. Cette surface de leur corps est très importante pour leur pratique, on ne peut pas leur mettre n’importe quel vêtement dessus », rappelle Isabelle Domens.
Enfin, cette technologie reste très onéreuse et chronophage — chaque diode doit être retirée, rechargée et replacée dans les costumes avant la représentation… et à raison d’une cinquantaine de diodes par artiste, cela demande plusieurs heures de préparation en amont de chaque performance !
Afin d’aller au-delà de ce prototype, les 7 doigts ont fait appel à une équipe de chercheurs du CRITAC, dont Marion Cossin fait partie. Les scientifiques travaillent en ce moment même à développer une nouvelle façon de faire de la capture de mouvement à partir d’une technique basée sur de l’intelligence artificielle, afin de réduire le nombre de marqueurs à placer sur le corps des acrobates. Ces derniers pourraient ainsi retrouver une certaine liberté de mouvement et de création artistique. Un nouveau prototype de spectacle, réalisé avec des étudiants de l’École nationale de cirque, devrait voir le jour à l’automne.
Une version longue de ce texte a reçu en 2023 le premier prix de la bourse Fernand-Seguin de l’Association des communicateurs scientifiques du Québec.