Quel sort attend les bronzes du Bénin restitués au Nigeria?

Une fois qu’une oeuvre d’art volée est restituée à son propriétaire légitime, en quoi son sort regarde-t-il encore le voleur ? La question éthico-esthétique peut se reformuler d’une autre manière : si un musée a protégé une oeuvre spoliée pendant des décennies, doit-il obtenir des garanties de la continuité du bon traitement muséal avant de la rendre ?
Le vaste monde muséal est placé face à ce casse-tête par les plus récents développements de la longue et très complexe saga des bronzes du Bénin. Des milliers de plaques et de bustes des XVIe et XVIIe siècles ont été saisis au palais royal situé à Edo, capitale royale du Bénin (dans l’actuel Nigeria), lors d’une sanglante expédition punitive de l’armée britannique, en 1897. Le trésor a ensuite été dispersé dans les collections publiques et privées occidentales.
Le 28 mars dernier, le président du Nigeria à l’époque, Muhammadu Buhari, a signé un décret désignant l’actuel oba du Bénin, Ewuare II, comme seul possesseur légitime de tous les bronzes pillés comme trésors de guerre. La décision conclut des années de disputes sur la question de la propriété des oeuvres, que la Commission nationale des musées et des monuments du Nigeria réclamait aussi.
Le décret précise que l’héritier des anciens rois du Bénin pourra conserver les précieux objets dans son palais ou ailleurs. L’oba pourrait aussi les prêter ou organiser ses propres expositions.
Le sort du musée nigérian, en développement depuis des années pour conserver et exposer des bronzes, semble aussi se jouer avec le décret présidentiel. Plusieurs institutions muséales occidentales comptaient sur ce nouvel équipement africain pour continuer la préservation des oeuvres selon les normes du secteur.
Les effets du coup de surprise se font déjà sentir. Deux tendances lourdes différentes commencent à se manifester : certains veulent faire une pause dans le plan de restitution, d’autres souhaitent le maintenir malgré l’incertitude.
Le Musée d’anthropologie et d’archéologie de l’Université de Cambridge a annoncé en mai la mise sur pause de son projet de restituer 116 bronzes de ses collections. Le retour en Afrique devait commencer ce mois-ci, après des années de négociations.
Le Smithsonian, le complexe muséal de Washington, affirme au contraire qu’il n’a pas à juger du sort réservé aux oeuvres rapatriées. Le Nigeria pourrait « les donner, les vendre, les exposer », a dit au New York Times la porte-parole de l’institution, Linda St. Thomas. « En d’autres mots, ils peuvent en faire tout ce qu’ils veulent. »
Le « péché de restitution »
La plateforme Digital Benin, lancée en novembre 2022, liste plus de 130 musées possédant des bronzes, répartis dans 20 pays. La traque mondiale a permis d’en localiser environ 5250, dont 11 au Canada. Ceux-ci se trouvent au Royal Ontario Museum (4), au Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique (1), au Musée canadien de l’histoire (1) et au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) (5).
Le directeur de ce dernier, Stéphane Aquin, explique au Devoir qu’aucune demande de restitution n’a été formulée auprès de son établissement et que, le cas échéant, le MBAM respecterait le cadre législatif nigérian. « Ce n’est pas à nous de décider comment les oeuvres restituées doivent être utilisées », ajoute-t-il.
Les gouvernements français et allemand ont multiplié les promesses et les déclarations solennelles depuis le début de la décennie. Berlin a signé l’an dernier le premier accord occidental avec le Nigeria, pour la restitution d’environ un millier d’oeuvres. Vingt premiers bronzes ont été remis lors d’une cérémonie, en décembre 2022, par la ministre des Affaires étrangères de la République fédérale.
Le récent décret présidentiel nigérian a suivi de peu le retour de ces premières sculptures historiques. Leur « privatisation » au profit de l’oba restimule les critiques de cette volonté de corriger une « sombre histoire coloniale ». Le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui a révélé aux Allemands début mai les nouveaux développements de la longue saga des bronzes du Bénin, s’est demandé s’il ne s’agissait pas d’un « péché de restitution ».
« Il n’y a que les naïfs (il s’agit d’un euphémisme) qui s’étonneront, écrivait quelques jours après La tribune de l’artdans une chronique. Cela devait arriver, et cela arrive encore plus tôt qu’on ne le pensait : une opération massive de restitution tourne à la farce,et des oeuvres restituées pour être conservées dans un musée (qui plus est construit avec l’argent du pays qui s’en sépare !) sont désormais propriété privée. »
Il s’agit plutôt, en l’occurrence, d’une restitution à la seule famille royale plutôt qu’à la nation nigériane. Un peu comme si des tableaux étaient rendus à la couronne britannique plutôt qu’au British Museum.
Les controverses et les subtilités ne manqueront pas dans les années et les décennies à venir. On estime qu’environ 90 % du patrimoine africain se trouve dans l’hémisphère nord et que 5 % de ce patrimoine est exposé dans les salles muséales. Un rapport d’experts a recensé en 2018 au moins 90 000 objets d’Afrique dans les collections publiques françaises, et ses auteurs ont recommandé que les restitutions soient favorisées.