«Faut-il (encore) protéger la fiction?» demande l’auteur Pierre Hébert

On la croyait disparue, envolée, passée aux oubliettes de l’histoire. Une affaire du passé, la censure ?
Pas si vite, nous dit Pierre Hébert, professeur émérite en études littéraires à l’Université de Sherbrooke, dans Faut-il (encore) protéger la fiction ?, un court essai sous-titré Combats pour la liberté d’écrire et de lire au Québec, qui retrace quelques jalons importants de l’histoire de la censure littéraire chez nous. Une histoire dont, plus que jamais peut-être, il lui semble essentiel de se souvenir.
« J’ai essayé en quelque sorte de virer le gant à l’envers. C’est-à-dire de reprendre cette histoire de la censure, mais en montrant l’importance des combats pour la liberté », confie Pierre Hébert en entrevue.
À titre de chercheur et d’enseignant, il s’est intéressé de près au phénomène pendant plusieurs années. Il est notamment l’auteur d’un Censure et littérature au Québec en deux volumes (avec la collaboration avec Patrick Nicol et d’Élise Salaün, Fides, 1997 et 2004) et coauteur avec Yves Lever et Kenneth Landry du Dictionnaire de la censure. Littérature et cinéma (Fides, 2006).
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Tous les textes de notre série «Coup d'essai»Pierre Hébert a voulu retracer dans son essai quelques jalons majeurs de cette histoire, rappelant que, depuis l’arrivée de l’imprimerie ici en 1764 — et même avant —, la fiction a été placée sous haute surveillance. En particulier pendant ce gros siècle de censure cléricale qui s’étend de 1840 à 1950.
Depuis l’aventure mouvementée de La Gazette littéraire de Montréal (1778-1779), qualifiée de « big bang « de la liberté littéraire québécoise, les édifiantes Lettres pastorales de Mgr Ignace Bourget (évêque de Montréal de 1840 à 1876) contre l’Institut canadien de Montréal et sa bibliothèque en 1858, le Marie Calumet de Rodolphe Girard (1904), Les demi-civilisés de Jean-Charles Harvey (1934), jusqu’au retentissant procès autour de L’amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence en 1962 à Montréal, la démonstration de Pierre Hébert fait le tour de la question.
Au Québec, la censure est ainsi passée de la soutane à la toge, du religieux au juridique — ce dernier intervenant souvent à la demande expresse du pouvoir religieux…
Nouvelles formes de censure
On la croyait donc révolue, évaporée (et la liberté littéraire, acquise), mais la censure — un mot qui vient du latin censere, qui signifie arbitrer ou mesurer la valeur — semble avoir fait son retour par une porte dérobée.
Comme plusieurs, Pierre Hébert a remarqué l’apparition, depuis une dizaine d’années, d’une « constellation de cas de censure ». Il en énumère quelques-uns : les affaires Kanata/SLĀV de Robert Lepage, les multiples embrouilles autour de Nègres blancs d’Amérique, à l’Université d’Ottawa et ailleurs, le procès fait à Yvan Godbout et à son pauvre Hansel et Gretel, la mise en garde du ministère de la Santé du Québec contre le roman posthume de François Blais.
« Ce sont ces nombreux cas, assez regroupés dans le temps, qui m’ont semblé très troublants, raconte Pierre Hébert. D’autant plus qu’il s’agit de types de censure que je ne m’attendais pas à voir réapparaître. » Des procès, des autodafés, des mises à l’Index, des pages arrachées dans des manuels d’histoire au secondaire.
Cette série de cas isolés, faisant chaque fois les manchettes, le renvoyaient à une constante qui est devenue ici la trame de sa réflexion : la question du statut de la fiction. « Clairement, la fiction est déconsidérée, discréditée, voire méprisée, méconnue. À cet égard, elle revêt pratiquement le même statut qu’un énoncé de réalité. »
À ses yeux, l’exemple le plus probant est celui de l’usage de la cigarette sur scène au théâtre, qui a été considéré par la cour comme un geste non artistique, et par conséquent justiciable au même titre que de fumer à l’intérieur d’un lieu public. « C’est peut-être le cas le plus emblématique de cette prérogative que se donne le réel sur la fiction. À partir du moment où la fiction perd sa fonction propre, elle est susceptible d’être assujettie aux mêmes morales que la réalité. »
Comme d’autres, Pierre Hébert constate un « tournant moral actuel ». « Cette morale des particularismes, écrit-il, qui contribue à l’éclatement des lieux et des motifs de censure, nourrit ce que j’appellerai […] une “censure militante”. »
Censure ou autocensure ?
Alors qu’auparavant, les censures religieuses et juridiques opéraient de manière verticale, agissant du haut vers le bas, les nouvelles formes de censure sont dorénavant plutôt horizontales. « Ce qui est caractéristique de notre époque en ce qui concerne la censure, c’est qu’elle arrive de partout, comme le pouvoir est partout. Ce sont des organismes, mais aussi des individus qui peuvent maintenant porter plainte. D’où l’extrême difficulté de la cerner, de la saisir, dans cette espèce de diffraction du pouvoir. »
Un mode opératoire, souligne-t-il avec humour, qui fait penser à l’une des leçons du Petit catéchisme d’autrefois : « Où est Dieu ? Dieu est partout. »
Il rappelle que, depuis le XIXe siècle, c’est Anastasie, une femme avec de gros ciseaux, qui a représenté la censure. Cette image est aujourd’hui dépassée, croit Pierre Hébert, qui lui préfère celle de l’hydre, cette créature de la mythologie grecque aux multiples têtes qui repoussent constamment. Une image qui lui semble plus forte et plus juste pour représenter la censure aujourd’hui.
Mais si on débat beaucoup de questions morales, on débat rarement du « régime de discours » qui les portent. Et le régime de discours de la fiction, rappelle Pierre Hébert, n’est pas le même que celui d’une circulaire de Costco ou de Canadian Tire. Si les droits de l’écrivain sont en cause, il y a lieu aussi de s’interroger, croit-il, sur les « compétences fictionnelles » de nos contemporains. Et notamment celle de nos nouveaux « douaniers du littéraire », peut-être eux-mêmes victimes, qui sait, de la « prééminence de l’esprit de sérieux » qui contamine notre époque.
Rappelant quelques épisodes connus d’autocensure (Le débutant d’Arsène Bessette, Le paradis de sable de Jean-Charles Harvey, toute l’oeuvre d’Albert Laberge, de même qu’À l’ombre de l’Orford d’Alfred DesRochers), citant ses effets pernicieux dans le monde universitaire d’aujourd’hui, Pierre Hébert reconnaît qu’elle est difficile à identifier, puisqu’elle laisse peu de traces. C’est le poison parfait, invisible et silencieux.
Mais l’autocensure est-elle de la censure ? Oui, répond-il, sans équivoque. « Je ne sais plus qui a dit qu’un écrivain ne devrait jamais créer avec une main qui tremble. Et cette main qui tremble, c’est en quelque sorte de l’autocensure. » Et Orwell illustre bien, ajoute-t-il, la puissance de l’autocensure dans son 1984 quand il laisse entendre que la censure était totale parce qu’on n’avait plus besoin de lois.
Ni polémiste ni intempestif, Pierre Hébert voit quant à lui son livre comme une « mesure d’hygiène publique » afin de combattre, dit-il, le virus de la « désartification de l’art », selon la formule d’Adorno.