Le livre jeunesse québécois rattrape son retard en matière de diversité

llustration d’Élodie Duhameau tirée de l'album jeunesse «Albertine Petit-Brindamour déteste les choux de Bruxelles»
Photo: La Courte Échelle llustration d’Élodie Duhameau tirée de l'album jeunesse «Albertine Petit-Brindamour déteste les choux de Bruxelles»

Les visages et les personnages de la littérature jeunesse québécoise ont longtemps été blancs, que blancs. Aujourd’hui, la tendance change. En 2023, 28 % des 120 livres observés par Rachel DeRoy-Ringuette, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, présentent des personnages d’origines diverses. « On sent clairement le mouvement », indique la professeure.

Environ 16 % de la population générale faisait partie des « minorités visibles » en 2021, selon Statistique Canada. Les nouveautés littéraires afficheraient donc plus de diversité ethnique que ce qui court au pays — même s’il faut se rappeler que les régions et les villes ont un tissu très différent les unes des autres. Par contre, certains groupes particuliers demeurent négligés par l’imaginaire littéraire, comme le révèle l’étude Description de la diversité dans les livres jeunesse québécois récents de Mme DeRoy-Ringuette.

En 2016, une première étude de la professeure sur le sujet avait révélé que, sur 200 titres pour les 0-11 ans, 18 % contenaient des personnages de la diversité culturelle. De ceux-là, seuls 8 % avaient réellement un rôle « actif ».

Aujourd’hui, 46 % des personnages des livres que la chercheuse a analysés sont blancs et 5 % sont noirs, soit l’exact pourcentage de la population. Les Asiatiques demeurent sous-représentés dans les livres jeunesse, avec 1,6 % des personnages, alors qu’ils forment 5 % de la population. Aucun personnage latino-américain ne se retrouvait sur papier, alors qu’ils comptent pour 2 % de la population.

Six livres dans l’échantillon incluaient des personnages autochtones, soit 5 % de l’échantillon, alors que la population en compte 2,5 %. Ils étaient tous écrits par des auteurs autochtones. Deux de ces livres parlaient de nature et quatre, des traditions autochtones. La présence autochtone est beaucoup plus marquée aujourd’hui : six livres de fiction réaliste pour les 0-12 ans ont paru en 2023, alors que l’étude de 2017 en comptait huit sur les 10 années d’édition précédentes.

Rachel DeRoy-Ringuette a tenu à souligner, lors de la présentation de son étude au Congrès de l’Acfas la semaine dernière à Montréal, les limites de son analyse. Alors qu’en 2015 tous les livres observés avaient été lus en entier, en 2023, pour la mise à jour, la spécialiste s’est attardée à étudier les couvertures avant et arrière des livres et leurs recensions dans trois numéros de la revue Lurelu. Quelques livres ont été consultés en entier dans une analyse secondaire.

Peaux à la loupe

« Comment analyser les origines et tasser les biais et les préjugés qu’on peut avoir comme chercheuse quand on regarde des illustrations ? C’est vraiment difficile », a-t-elle souligné lors de sa présentation. « On est sur des couleurs de peau. Que faire avec les couleurs complètement autres que certains illustrateurs ont choisies, comme le turquoise ou le rouge vif ? Que veulent-elles dire ? »

Pour en démontrer la difficulté, Mme DeRoy-Ringuette a donné comme exemple des illustrations en noir et blanc, style bande dessinée, avec des personnages dont les teints ont des nuances différentes — forcément entre le blanc du papier et le gris. Le prénom du personnage, de sa fratrie, peut être un indice de l’origine… ou un leurre.

Dans sa nouvelle étude, la professeure a aussi ajouté la diversité de genre à son analyse. Quelque 40 % des personnages sont féminins, 36 % sont masculins. Du côté de la « diversité fonctionnelle », 11 % des livres de l’échantillon mettent en scène des personnages qui en présentent. Selon l’Office des personnes handicapées du Québec, 16 % des 0-17 ans avaient différents types d’incapacité en 2020.

Dans ces « diversités fonctionnelles », l’anxiété et les troubles du spectre de l’autisme (TSA) sont surreprésentés dans les livres, dont ils sont souvent le sujet — 1,6 % pour l’anxiété dans les livres contre 0,4 % de diagnostics chez les 0-5 ans au Québec selon l’Observatoire des tout-petits ; et 1,6 % pour les TSA dans les livres contre 0,4 % de cas réels chez les 0-17 ans.

Conclusion ? Les maisons d’édition de livres jeunesse québécois semblent avoir rattrapé l’essentiel du retard qu’elles accusaient encore en 2021 quant à la représentation de la diversité. Ce qui fait qu’en 2023, il y a une « possibilité accrue de trouver des textes miroirs, fenêtres et porte pour tous », a résumé la spécialiste en didactique de la lecture.

Le texte miroir, rappelons-le, c’est « celui où la personne qui lit voit sa réalité représentée et se reconnaît », a rappelé Mme DeRoy-Ringuette. Dans un texte fenêtre, le lecteur « voit une réalité différente représentée et apprend à la connaître et à la comprendre ». Le texte porte, quant à lui, permet de s’engager dans une prise de conscience qui peut mener à l’action.

Les livres gagnants

 

De leur côté, Elaine Turgeon et Sarah Jane Mc Kinley, de l’UQAM, ont tracé un petit portrait de la diversité dans les albums québécois qui ont gagné des prix. Elles ont étudié les 20 lauréats des prix TD, du Gouverneur général, Harry Black et des libraires (0-5 ans et 6-11 ans), de 2018 à 2020.

Inspirées par la recherche de Rachel Skrlac Lo en 2019 sur les livres jeunesse anglophones lauréats, les deux spécialistes voulaient voir si le phénomène du « poisson-roi » se retrouvait en littérature québécoise — c’est-à-dire davantage de personnages principaux blancs, mâles et issus de modèles familiaux traditionnels.

Le résultat ? « Même si sa peau blanche le place parmi les minorités mondiales, l’enfant pâle apprend de ces livres qu’il est un poisson-roi [a kingfish] », comme le pensait Nancy Larrick dès 1965, et ces « gentilles doses de racisme insufflées par les livres » n’aident pas, selon la penseuse, à changer les perspectives.

Au Québec, donc, 85 % des personnages principaux de ces livres gagnants sont caucasiens. Quelque 66 % des personnages secondaires aussi et 80 % des figurants — « ce qui laisse penser qu’on pourrait avoir un effet de tokénisme », cette inclusion de minorités faite pour pouvoir se targuer de diversité, ont mentionné les chercheuses lors de leur présentation à l’Acfas.

Les trois livres lauréats où les personnages principaux étaient issus de la diversité sont Mon frère et moi (Yves Nadon et Jean Claverie, D’eux), Enterrer la lune (Andrée Poulin et Sonali Zohra, La courte échelle) et Albertine Petit-Brindamour déteste les choux de Bruxelles (Anne Renaud et Élodie Duhameau, La courte échelle).

Mmes Turgeon et Mc Kinley entendent s’attaquer prochainement à une étude de six mois de production de littérature québécoise jeunesse, où elles souhaitent observer également la diversité de genre, d’orientations sexuelles (chez les parents), fonctionnelle et corporelle des personnages.

À voir en vidéo