Sonder les rêves des personnes aveugles

Yves Amyot et Réjane Bougé (à droite) devant une murale de Philipp Adams, au coin des rues Sanguinet et Emery
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Yves Amyot et Réjane Bougé (à droite) devant une murale de Philipp Adams, au coin des rues Sanguinet et Emery

Dans les rêves d’Anne Jarry, il y a du personnel infirmier qui s’obstine à s’adresser à elle comme si elle voyait.

« Je ne vois pas ! » crie-t-elle alors. Anne Jarry a perdu la vue au tournant de l’âge adulte, en conséquence de complications diabétiques et d’une greffe de pancréas. La nuit, elle rêve souvent quand elle manque de sucre. Elle fait partie du groupe de non-voyants qui ont prêté leurs rêves pour la réalisation du projet numérique Voix rêvées, du centre Turbine.

C’est avec l’autrice Réjane Bougé, fascinée depuis toujours par l’univers onirique, que le centre Turbine s’est lancé dans cette aventure il y a deux ans. L’idée était de créer un site internet à la fois orienté vers les non-voyants et témoignant de leurs expériences. Yves Amyot, qui était alors directeur du centre Turbine, soulève l’intérêt de sonder les rêves des personnes aveugles. Dans un monde obsédé par l’image, comment les personnes malvoyantes rêvent-elles ? « Chaque type de non-voyance provoque des rêves différents », dit-il.

« On leur a demandé de se souvenir de leurs rêves. Quand les gens se souviennent de leurs rêves, ils vivent une sorte de joie interne. C’est comme si tu communiquais avec une partie de toi-même que tu oublies ou que tu ignores. Cela reconnecte avec quelque chose d’intime », dit Réjane Bougé.

Rêver de la vue

 

Dans ses rêves, Selma Kouidri s’imagine voyante, conduisant une voiture, symbole d’autonomie. Nathalie Chartrand voit en rêve le visage de l’être aimé, pourtant jamais vu. Au réveil, elle essaie, en vain, de se souvenir de cette image. « Dans mes rêves, je fais juste semblant d’être aveugle », raconte-t-elle. Sherri Wallace, synesthésique, rêve encore dans différentes couleurs. Dans la vie, elle possède d’ailleurs un appareil qui lui permet d’identifier les couleurs.

La plupart des personnes malvoyantes rencontrées par l’équipe ont perdu un jour la vue. Un seul est aveugle de naissance. Un autre, François Côté, l’est devenu à l’âge de deux ans. Il est aujourd’hui psychologue, et a fréquemment recours à l’univers onirique avec ses patients. « Je sais toujours où je suis, autant dans les rêves que dans la réalité », dit-il. Un autre participant au projet, Stéphane Frigon, est lui aussi psychologue, et se sert du rêve dans sa pratique. Même si lui-même ne voit plus, même en rêve, « ni formes ni visages ».

« Les non-voyants développent une écoute supérieure. C’est un handicap qui peut devenir une force. La parole est super importante dans le contexte thérapeutique », note Réjane Bougé. Stéphane Frigon explore d’ailleurs abondamment, dans sa vie, l’univers des langues et de la musique.

La peur est souvent palpable dans les rêves racontés. Celle d’être poursuivie dans le métro, par exemple. Ou de manquer d’air. D’autres frayeurs se produisent à l’état d’éveil. Marie-Christine Ricignuolo, qui a perdu la vue tardivement, souffre du syndrome de Charles Bonnet. Son cerveau, qui a accumulé des images, les reproduit parfois de façon non réaliste lorsqu’elle est réveillée. Il est arrivé à Marie-Christine Ricignuolo de « voir » un troupeau de moutons verts ou l’image d’un homme vêtu de jaune qui la poursuivait, un peu comme des gens amputés d’un membre continuent d’en ressentir la souffrance.

Craignant que l’on confonde sa condition avec une maladie mentale, elle insiste : « Les non-voyants ne sont pas attardés. Leur cerveau est intact. »

Des sites non accessibles

 

Le projet Voix rêvées se veut novateur. Près de 92 % des sites Internet québécois ne sont pas accessibles aux personnes non voyantes, selon les données avancées par Anne Jarry. Même l’équipe du centre Turbine a dû s’y prendre à deux fois pour créer un site réellement accessible. D’abord, Yves Amyot a compris que l’univers étrange et imprévisible que l’entreprise de design essayait de créer ne convenait pas à la clientèle des personnes non voyantes, qui préfère avant tout la prévisibilité. Aussi, il a fallu s’assurer que le site est parfaitement accessible à l’aide des touches du clavier.

De retour de New York, où elle a d’ailleurs suivi des ateliers de dessins pour non-voyants au MET, Anne Jarry remarque que les sites américains sont soumis à davantage de contraintes d’accessibilité que ceux du Québec. Elle-même dispose d’un lecteur d’écran, ou encore d’un traducteur en braille. Mais ces outils ne garantissent pas une totale accessibilité aux textes.

« Je peux me rendre sur un site et le consulter jusqu’à un certain point. Il en manque une partie des fois. Alors on ne sait pas si on a accès au site complet », dit-elle. Il est particulièrement difficile de remplir des formulaires en ligne, signale-t-elle. En général, le Québec n’impose pas de balises sur l’accessibilité en ligne. « Il n’y a pas de loi, dit-elle. Dans les programmes universitaires ou collégiaux, notamment en informatique, ce n’est pas beaucoup abordé. »

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