Les «yaoi», ces mangas pornos homos conçus pour elles

Depuis l’explosion de croissance qu’a provoquée son arrivée sur Internet, la pornographie est aussi devenue une super-giga-business : en 2020, les revenus de l’industrie étaient estimés à 60 milliards dans le monde. Ces chiffres nous susurrent que la porno est maintenant une culture commune, qu’on le veuille ou non.
« En japonais, on ne dit pas yaoi. Quand on cherche ces mangas-là, on va parler de BL, pour boys’ love, explique la sociologue et spécialiste du Japon Valérie Harvey. C’est comme ça qu’ils vont être présentés en librairies. » Du boys’ love ? Oui, en mangas, pour jeunes lectrices, allant du sentimental au très porno, où se lisent, se dessinent et se suivent des amours de jeunes garçons. Pensés par elles, et pour elles. Tabous pour eux. Et qui se vendent beaucoup, beaucoup ici aussi, et dans la francophonie.
« Ah oui ! Ce sont des mangas très, très populaires chez nous ! » répond tout de suite Amélie Jean-Louis, copropriétaire des librairies spécialisées en mangas O-Taku. « Il s’en produit beaucoup, peut-être une dizaine par mois, souvent des histoires courtes. Et on a beaucoup d’amatrices. » La librairie a même une section « pour adultes seulement », recluse, où se trouvent les yaoi plus costauds en contenus explicites.
Et que lisent ces jeunes femmes ? Des mangas pornos homos, assez forts pour lui, mais conçus pour elles, et par elles. Le BL, ainsi résumé, est déjà un phénomène aux yeux de la professeure au Département de sexologie de l’UQAM Julie Lavigne. « Je peux maintenant dire que je suis une spécialiste du porno et, dans le yaoi, on voit des scripts sexuels qu’on ne trouve à peu près nulle part ailleurs. »
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« On y voit une fascination pour le boys’ love, et des relations sexuelles entre hommes pensées par et pour les femmes. Ça, c’est rare. » En 2011, Christine Détrez allait plus loin dans son étude Des shonens pour les garçons, des shojos pour les filles ?, en affirmant que les genres du boys’ love sont même des tabous suprêmes pour les garçons. Ce qui fait alors de cette nouvelle forme de romance, et plus si affinités, un champ exclusif aux lectrices.
Romances masculines
Moto Hagio est la mère du boys’ love, raconte Mme Jean-Louis. Autrice de shojos des années 1970, ces romances qui visent précisément le public de jeunes femmes, Mme Hagio en vient à tisser ses intrigues autour de personnages uniquement masculins.
« Elle s’est aperçue que ça lui permettait de sortir des carcans féminins de son époque et de ce qu’on imaginait de la femme dans la littérature. Elle pouvait ainsi mieux exprimer ce qu’elle souhaitait. » À l’époque, ses récits sont uniquement sentimentaux, très platoniques, précise Mme Jean-Louis.
« Moto Hagio faisait partie du cercle de mangakas Le groupe de l’an 24, où se trouvaient les femmes qui ont commencé à proposer des personnages féminins beaucoup plus puissants et plus complexes. Elles ont intégré des enjeux féministes. Ce sont elles qui ont un peu lancé la roue des mouvements féministes au Japon. »
Si le yaoi met en scène des homosexuels, son lectorat est quasiment uniquement féminin. Au Japon, les gais, qui ont leur propre manga porno, se sont même opposés violemment au yaoi, selon l’étude de Mme Détrez. Pour Valérie Harvey, ces mangas sont une forme claire d’émancipation de l’imaginaire des femmes, de féminisme appliqué. « Mais on ne peut pas dire ça de tout le yaoi, il faut savoir qu’il y en a aussi de très, très mauvais… »


Ici, « les acheteuses ont en moyenne entre 16 et 25 ans », évalue la copropriétaire d’O-Taku. Les pornos n’attirent pas du tout la curiosité masculine. Il y aurait même une solide résistance de la part des lecteurs, selon Mme Détrez. À la librairie, on confirme : « J’ai de la misère à en faire lire à mes employés masculins, alors qu’ils doivent savoir ce que c’est, pour en vendre, c’est leur job… »
Préparation anale
« Quand je parle de scripts sexuels assez inédits, ça déborde des gestes purement sexuels, explique Julie Lavigne. On va voir par exemple des trips de harem inversé, avec une fille au centre et plein d’hommes qui sont attirés par elle, où c’est elle qui choisit. »
« Dans Kiss Him, Not Me, de Junko, une fille grassouillette, consommatrice de yaoi, se réveille mince et super pétard, et s’arrange pour que les gars s’embrassent devant elle parce que c’est ça qui l’excite. On va voir aussi des pantins homosexuels mâles qui font ce qu’on veut. » Les hommes y font leurs parades sexuelles pour le plaisir de l’œil des filles.
« Il y a une grande, grande importance apportée à la préparation anale pour la relation sexuelle. Et aussi une grande importance apportée à la relation affective, qui n’échappe pas au pouvoir, mais où il y a davantage, peut-être, d’égalité ?… entre les partenaires », estime la professeure, dans une analyse minute pour Le Devoir.
« La mononormativité est encore là bien implantée. On est toujours avec un “vrai” partenaire », même si on s’épivarde aux alentours. Il y a plusieurs relations sexuelles ; une scène sexuelle va inclure plusieurs pénétrations, plusieurs éjaculations. Il n’y a pas de limites du corps. Et les relations durent dans un certain temps, tant affectivement que sexuellement. »
Le goût pour le yaoi inspire également certaines de nos lectrices, qui écrivent et mettent en ligne des fanfictions, ou qui se mettent en scène… en se déguisant en jeunes garçons. « Il n’y a pas du tout d’équivalent, surtout de cette sorte de récupération, dans nos productions culturelles pornographiques occidentales », estime Julie Lavigne.
Les yaoi ne sont pas tout à fait acceptables, mais pas tabous non plus, pour les femmes. « La porno est relativement acceptée pour tout ce qui est hétérosexuel, mais je ne pense pas qu’une fille puisse lire un yaoi dans le métro », souligne Amélie Jean-Louis.
Les mangakas qui écrivent des yaoi ou BL signent sous pseudonyme. Mais les livres se trouvent facilement, partout au Japon, sans scellés même pour les plus explicites, souvent à portée des mains ou des yeux d’enfants. « Les mangas sont très, très populaires au Japon, mais si un adulte continue d’en lire beaucoup, il sera considéré comme fermé sur lui-même, précise Valérie Harvey. Ce n’est pas bien vu à partir du moment où on commence sérieusement dans le monde du travail. Mais plusieurs en lisent encore, sans en parler… » qu’ils soient pornos, ou pas.
Premiers yaoi
Pour découvrir les mangas de boys’ love, Julie Lavigne, professeure au Département de sexologie de l’UQAM, propose trois titres « moyennement explicites » : Ten Count, de Rihito Takarai, Blue Lust, de Hinako, et Good Bye, Red Beryl, une variation de type vampire de Michinoku Atami.
Amélie Jean-Louis, d’O-Taku, conseille Dear Gene, de Kaya Azuma. Dans le New York des années 1970, Gene, accueilli chez son oncle, découvre l’homosexualité de celui-ci, et en fouillant dans un journal intime, les souvenirs de sa grande histoire d’amour.
Valérie Harvey, sociologue fan de mangas, spécialiste du Japon, propose Nomi Shiba, de Tagura Tohru, et Doukyusei, par Asumiko Nakamura, « par une mangaka reconnue bien au-delà du yaoi. »