«Et Franquin créa la gaffe»: celui à qui Franquin a dit oui

Numa Sadoul a fait parler, parler, parler les Hergé, Uderzo, Gir/Moebius, Bilal et compagnie, génies patentés de la bande dessinée. Au moment où il s’apprête à rencontrer Riad Sattouf, la refonte de l’extraordinaire Et Franquin créa la gaffe fournit l’occasion de sonder le champion de l’entrevue de fond.
On est en février 1985. Les premières heures du « supplice de la question », comme dit Franquin, ont été les plus longues. L’enfance, les influences, les débuts, c’est pas trop éreintant, mais la conversation tourne vite autour de la profonde dépression dont le dessinateur émerge à peine. Numa Sadoul, tout doucement, propose à André Franquin de « creuser un peu », à tout le moins d’essayer. Franquin se rebiffe presque, poussé dans ses retranchements. « Tu vois la difficulté de ce que tu me demandes ici : c’est faire raconter sa vie à un gars dont la vie lui déplaît foncièrement, qui se déteste dans le courant de cette vie et qui ne voudrait plus rien avoir à faire avec ce mec qui est lui-même ! » « ROGNNTUDJUU ! » grommellerait Prunelle.
À lire aussi
Il a fallu une grosse décennie à Sadoul pour convaincre Franquin de se livrer (son épouse, Liliane, et leur fille, Isabelle, ont poussé de concert). Fort de ses livres d’entretiens avec Hergé (l’événementiel Tintin et moi, paru en 1975) puis Jean Giraud (Mister Moebius et docteur Gir, en 1976), l’affable mais tenace Numa, exégète et fan, confesseur et ami, s’impose à Franquin comme le seul « adversaire » possible pour ce qui sera forcément un « combat ». À son bout du fil transatlantique, chez lui, dans le sud de la France — où il oeuvre surtout dans le monde du théâtre et de l’opéra —, le septuagénaire Sadoul commente : « Un combat fraternel. Après ces dix années de refus, à partir de l’instant où ça a commencé, il n’y a pas eu une seconde où je sentais qu’il voulait s’échapper. Du coup, il s’est prêté au jeu, entièrement. En toute confiance. »
Le plaisir et la torture
Huit jours. En trois étapes. « Trente-quatre heures de dialogue réparties sur 26 cassettes audio », précise l’auteur. « On était chez lui, dans son salon, dans le Midi, il faisait bon. On était tranquilles. On vidait des bières de temps en temps. On faisait des bons repas. C’est tout le paradoxe de Franquin : on a vécu ça dans le plaisir, malgré la torture. » Il y a de grands rires, souligne-t-il, entre les regards impitoyables de l’artisan perfectionniste à l’excès devant les cases « mal foutues », les « ratages » et autres « horreurs ».
N’empêche qu’à la lecture, ce dénigrement constant épuise, il faut des pauses. « Ça devient lourd, par moments, c’est vrai, mais il fallait passer par là pour comprendre son besoin de faire rire, gag après gag. Heureusement qu’il est parfois content ! Et qu’il compense en faisant l’éloge de Hergé, de Will, de Morris, de Jijé… Sa capacité d’émerveillement est aussi grande que son esprit critique. »
La mauvaise foi, en toute honnêteté
La mauvaise foi de Franquin, à laquelle il s’arc-boute comme à un canot de sauvetage qui prend l’eau, suscite des « Ben voyons ! » à son ami Numa, stupéfié d’apprendre, par exemple, que cet animal de Franquin n’aime pas Le nid des marsupilamis. Son chef-d’oeuvre ! « Le fan en moi se hérissait ! » La soupe chauffant, Numa ira jusqu’à interrompre une séance d’autodestruction : « Passons, sinon nous allons nous engueuler… » L’amitié les sauve. Et la conversation peut reprendre. « J’ai une façon très insidieuse d’insister, de revenir en arrière. Quand je sens qu’il ne veut pas parler ou qu’il élude, je lui dis que nous y reviendrons et, là, je recommence à pilonner, et il finit toujours par cracher le morceau. La méthode de la police judiciaire ! »

Ce sera plus facile avec Riad Sattouf, se dit-on. « C’est lui qui me l’a demandé, justement quand il a vu que le Franquin allait ressortir. Et comme je suis un fan de Riad et qu’il est pour moi l’auteur le plus intéressant de la bande dessinée d’aujourd’hui, j’ai accepté avec joie. Je n’irais peut-être pas aussi loin avec lui, parce qu’il est plus jeune et qu’il a encore beaucoup à produire. Il faudra peut-être une deuxième version dans dix ans ! »
En attendant, cette nouvelle édition du classique Et Franquin créa la gaffe pèse son poids, augmentée d’une iconographie exceptionnelle et remarquablement complémentaire.
Non aux interdictions, oui aux explications
S’il est encore et toujours lecteur assidu de bande dessinée, et pas trop porté sur l’idée reçue d’un âge d’or forcément révolu, Numa Sadoul constate néanmoins les dérapages bien-pensants qui mènent à des autodafés et à des interdictions de bandes dessinées. « Je ne suis pas contre les évolutions de mentalités, c’est bien que, maintenant, on s’intéresse à tout le mal que l’on a fait dans le passé, mais à condition que ça se limite à de la pédagogie. Il ne faut pas détruire, mais apprendre. Quand il y a eu l’histoire de Tintin au Congo, il ne fallait en aucun cas l’interdire, mais bien ajouter une préface qui l’aurait situé dans son époque. »

Par contre, il est du côté d’Isabelle Franquin dans sa vigilance concernant Gaston, le personnage le plus proche de son père (mort en 1997). « Delaf est un très bel artiste, qui avait parfaitement répondu à la demande et qui a travaillé fort pendant cinq ans : on lui a dit de faire du Gaston à l’identique. On oubliait au passage que Gaston était une oeuvre personnelle, et que l’excellence du dessin ou des gags ne suffit pas à insuffler l’esprit Gaston. Gaston, c’est vraiment Franquin lui-même, sa révolte, son amour de la vie, des animaux, des plantes, sa haine d’un tas de choses qui contraignent la vie. Il aurait fallu permettre à Delaf de faire une oeuvre personnelle, peut-être inspirée par Gaston. Cela dit, je ne crois pas qu’Isabelle Franquin aurait voulu, elle protège vraiment la volonté de son père. »
Sadoul lui-même n’a pas eu la permission d’inclure dans la nouvelle édition les entrevues réalisées entre 1986 et 1997. « On a continué de se parler, lui et moi, c’est certain. Peut-être qu’un jour… » Tout est possible. Y compris la consécration gonflable, comme la bouille de Fantasio dans La mauvaise tête. Comment Franquin réagirait-il à la flambée des prix pour le moindre de ses dessins de coin de table dans les ventes aux enchères publiques ? Serait-il enfin convaincu de sa valeur ? « Il hurlerait de rire, oui ! » Citons la mouette rieuse : « HIHIHIÂÂR ! »