Pourquoi et comment les hyper-riches pullulent dans les films et les séries

Dans une scène de la série Yellowstone, Beth Dutton (Kelly Reilly), fille du propriétaire du ranch qui donne son nom à la production télévisée, explique au jeune Carter que « de tout temps et partout », selon « une vérité universelle », il n’y a que quatre moyens de devenir riche : hériter, voler, travailler ou (comment traduire ?) tirer sur le bambou, et en y mettant un maximum d’entrain.
L’ado que la jeune femme va finir par adopter demande aussitôt si c’est de cette dernière manière qu’elle-même s’est enrichie. Beth ne répond pas. En vérité, elle a actionné les quatre manettes.
Sa famille possède le plus grand ranch des États-Unis, une terre paradisiaque volée par ses aïeux aux Autochtones du Montana (l’histoire est racontée dans la série prequel intitulée 1883). Elle travaille comme banquière et joue de ses charmes quand il le faut. L’argent engendre l’argent dans ce néowestern noir (ou plutôt rouge républicain) comme dans la vraie vie.
On croise d’autres überfortunés dans ce portrait de l’Amérique contemporaine. Le mégapromoteur immobilier Market Equities veut Yellowstone pour y développer une station de ski, un village et un aéroport. Ses dirigeants cupides, méchants comme des teignes, y mettent un maximum d’efforts machiavéliques, y compris en déléguant une magouilleuse capable de mettre sa bouche à la tâche…
Des ploutocrates plus ou moins semblables, il en traîne partout sur les écrans. À tel point, en fait, que leur exposition devient une sorte de sous-genre en soi en ce début de XXIe siècle. Le 1 % du 1 % se retrouve au centre des séries Billions, Succession, Loot, Arrested Development, The White Lotus ou Squid Games comme des films Don’t Look Up, Triangle of Sadness ou Glass Onion.
Le Québec en donne un peu, plus ou moins directement. Avant le crash trace le portrait noir du monde des affaires autour de la firme Stratégie Investissement. Le film Norbourg s’inspire du plus grand scandale financier de l’histoire du Québec. Papa à la chasse aux Lagopèdes suit un escroc à cravate en fuite dans le Grand Nord.
Les gens d’en haut
La sociologue québécoise Julia Posca ajoute à la liste The Menu. Dans cette toute récente comédie d’horreur américaine, le chef du restaurant se venge sur ses clients qui ne reconnaissent pas la valeur de son travail et méprisent ses employés.
« À une autre époque, la classe sociale des très fortunés était admirée, enviée, regardée comme modèle et source d’émulation, dit Mme Posca, chercheuse à l’Institut de recherches et d’informations socioéconomiques (IRIS), think tank progressiste. Ce n’est décidément plus le cas, et on se retrouve plutôt avec une critique sociale assez importante. »
Seulement, il y a la manière. Mme Posca n’a pas vu toutes les séries ou les films du créneau, mais en a fréquenté suffisamment pour livrer quelques observations de son point de vue professionnel de spécialistes des inégalités et de l’économie financière.
Elle fait remarquer que les personnages de ces productions sont souvent présentés dans leurs excès et leurs vices. Glass Onion ou Squid Games noircissent le trait au possible et donnent aux milliardaires des allures de méchants de bande dessinée.
« On pointe du doigt leurs défauts, dit-elle. J’y vois donc une critique située sur le plan moral. On ne critique pas nécessairement le capitalisme qui engendre les écarts de richesse. On expose une vie oisive dans le luxe, sans conscience ni morale. »
The Wolf of Wall Street (2013) proposait déjà cette manière cynique à souhait. Le critique de Variety résumait le scénario du film en disant qu’il répétait en boucle, pendant trois heures, « des scènes d’argent, de drogues et de prostitution ». Les dialogues détiennent aussi le record Guinness du plus grand nombre de jurons. Le mot en f y claque plus de 500 fois.
On ne critique pas nécessairement le capitalisme qui engendre les écarts de richesse. On expose une vie oisive dans le luxe, sans conscience ni morale.
« On est dans l’exutoire, dit Mme Posca. On rit jaune. Ça fait du bien pendant une heure ou deux et, après, on retourne aux mêmes problèmes. On ne peut pas trop en demander au cinéma et à la télé non plus. C’est sur le terrain des luttes politiques et sociales que les changements peuvent avoir lieu. »
Les gens d’en bas
Toute affirmation est en même temps une négation selon une vieille règle de la rhétorique. Ces portraits de groupe avec nababs, cyniques et caricaturaux ne disent finalement presque rien du système de discrimination qui les engendre et les maintient au sommet. En plus, les films et les télés mettent en vedettes des stars vivant elles-mêmes comme la upper high class mondialisée. Leonardo DiCaprio fait la morale sur l’environnement dans Don’t Look Up tout en voyageant en jet privé et en yacht.
« Oui, il y a là une forme d’hypocrisie, commente la sociologue, tout de même indulgente. La richesse, c’est une chose, et le pouvoir, c’en est une autre. Les artistes peuvent être riches sans avoir les leviers d’un p.-d.g. ou un banquier. »
Une autre manière de faire ne débouche pas nécessairement sur des niaiseries propagandistes du type agit-prop. Mme Posca cite la série The Wire (2002-2008), en contre-exemple de haute tenue sur les inégalités contemporaines. Cette production quasi documentaire autour de vendeurs de drogue à Baltimore décortique les dynamiques sociales engendrées par des faillites structurelles et institutionnelles (la police, la politique, l’éducation, les médias…) d’une Amérique fracturée, en crise profonde. La sociologue ajoute l’exemple de Parasite (2019), « qui réussit à montrer les rapports de classes inégaux entre riches et pauvres, comment certains dans la société profitent du travail des autres, mal rémunérés et dévalorisés ».
Elle cite encore M’entends-tu, du Québec, qui montre des paumés dans leur quotidien pour une rare fois. « Les pauvres, on ne les voit presque jamais, et la dynamique qui les maintient dans la pauvreté encore moins », résume Julia Posca, médiologue malgré elle.
Classe moyenne
Ceux qu’on voit le plus souvent sur les écrans viennent en fait de la classe moyenne supérieure. Un décompte de 2019 de l’Observatoire des inégalités en France a recensé 4 % seulement d’ouvriers, à peu près aucun retraité et 60 % de cadres supérieurs à la télévision (en fiction et en information).
« On voit des gens qui travaillent, vivent dans leur maison, ont des voitures et élèvent des enfants, résume la sociologue en parlant de la télévision québécoise. Ce n’est pas étonnant dans la mesure où le Québec est une société moins inégalitaire par rapport aux États-Unis. Mais des super-riches et même des familles milliardaires, les Desmarais, les Péladeau, qui montrent bien le caractère héréditaire de la richesse, il y en a ici aussi. »
You bet, dirait Beth. Le milliardaire montréalais Robert Miller fait les manchettes en ce moment pour de très, très détestables allégations. Deux groupes de riches gens d’affaires (comprenant l’héritier de l’empire des crayons Bic, un autre de la famille possédant Biochem Pharma et un ex-numéro 2 de Google) se sont disputés devant les tribunaux l’an dernier autour de l’achat de la réserve faunique Kenauk : 260 km2, 70 lacs, 13 chalets de luxe, un vrai de vrai domaine plus grand que Yellowstone…
Portraits de groupe avec milliardaires
Ils sont médiatisés partout. Le magazine français L’Obs vient de commencer une série sur « le monde fou des hyper-riches » en promettant d’éviter « autant les préjugés que la fascination ». Un article expose les superyachts comme « miroir grossissant du capitalisme ». Un autre développe la thèse que les super-riches mettent en péril la démocratie en s’achetant des candidats et des partis à leurs services. Et le premier texte de la série demande à partir de combien d’avoirs on rentre dans ce minuscule cercle des grandes richesses. La téléréalité, elle, a développé un sous-genre de pornographie des nantis (wealth porn en anglais). La Californie concentre les caméras. Bling Empire suit des privilégiés d’origine asiatique installés à Los Angeles. The Kardashians se concentre sur ces influenceuses devenues milliardaires en s’exposant. La franchise The Real Housewives traquant des ménagères millionnaires botoxées à Orange County a engendré dix suites en seize ans (campées à Atlanta, Washington, Miami, Dallas et Dubaï, évidemment) et 21 adaptations internationales.
Stéphane Baillargeon