Deux communautés autochtones participent à des fouilles archéologiques à Ottawa

Drew Tenasco s’active à une grande table où travaillent d’autres jeunes Anichinabés algonquins dans un grand bureau d’une tour voisine du parlement à Ottawa. Le groupe prépare une présentation publique de son catalogage d’artefacts trouvés lors de fouilles archéologiques estivales dans la région. Certains objets sont vieux de plusieurs milliers d’années.
« Ce travail aide à découvrir notre culture, résume la jeune femme de 23 ans, qui a obtenu cet emploi rémunéré l’an dernier. Pour nous, c’est une tâche très importante. Nous touchons des artefacts qui ont été eux-mêmes manipulés il y a très, très longtemps par nos ancêtres. C’est très émouvant. Il y a beaucoup de stéréotypes négatifs sur nos communautés, alors que ces objets du passé montrent à quel point nos ancêtres étaient ingénieux et habiles. »
La collection du grand chantier de classification se trouve sous la garde et dans des locaux de la Commission de la capitale nationale (CCN), qui supervise des fouilles depuis des décennies. Les boîtes en carton, typiques des réserves d’archives, abritent environ 300 000 objets de la période préeuropéenne, des poteries, des bijoux, beaucoup de pierres taillées en une multitude d’outils de tous formats pour chasser, coudre, décorer ou cuisiner. Les plus vieux datent de 6000 ans.
Le catalogage commencé au milieu de la dernière décennie est maintenant terminé à près de 80 %. Chaque artefact reçoit un numéro de référence inscrit à la main sur sa surface.
Le système Borden guide l’attribution des numéros de référence. Ce système répartit les sites archéologiques canadiens sur des quadrilatères de 16 km2. Le code comprend quatre lettres (une série par site) suivies d’un nombre (un par objet).
La région de la capitale se trouve dans le carré BiFw. Le premier site (BiFw1) a été fouillé en 1991 et 186 autres ont suivi, dont la grande majorité ajoutée depuis une décennie seulement. La prolifération des sites s’explique par des changements légaux. Les lois du Québec et de l’Ontario obligent de fouiller le sol avant d’approuver un projet de construction.
Les jeunes Autochtones à l’oeuvre pour réaliser le travail long et minutieux proviennent de deux communautés : Kitigan Zibi Anishinabeg, située au Québec, au nord de Gatineau (c’est le cas de Drew) ; et la Première Nation algonquine de Pikwakanagan en Ontario, à l’ouest de la capitale.
« On les engage dans les travaux », dit l’archéologue Ian Badgley, au service de la Commission de la capitale nationale depuis 13 ans, en jouant sur le double sens de l’engagement. « À la CCN, nous ne sommes que les gardiens des objets. C’est leur patrimoine, pas le nôtre. Ils peuvent toucher le legs de leurs ancêtres et aider à mieux le comprendre. »
Autochtonisation
Le mot d’ordre est à la décolonisation et à l’autochtonisation dans les institutions ici comme ailleurs dans le monde. Les mutations en ce sens en marche au Musée des beaux-arts du Canada causent beaucoup de remous. Les disciplines sociohistoriques comme l’archéologie, l’anthropologie et la muséologie ont été profondément influencées par les perspectives coloniales.
La participation des Algonquins dans la gestion, le traitement et l’enrichissement des collections s’inscrit dans la volonté de changer de paradigmes.
« Intégrer notre perspective sur la collection est fondamental », explique encore Drew Tenasco en saisissant une petite pierre taillée devant elle, un artefact trouvé sur la colline du Parlement au tout début du programme de fouilles. « On peut dire que c’est un couteau, dit-elle en utilisant le terme anglais knife. Mais nous, on l’appelle mokoman. À Kitigan Zibi, nous essayons de retrouver notre langue et la collection peut concrètement nous aider dans cette quête. »
La soeur de Drew, Jennifer Tenasco, travaille à une autre table. Elle utilise un petit burin tenu à deux doigts pour graver des bouts d’écorce de bouleau préalablement trempés dans l’eau. « Au début, je pensais que ce serait juste un travail comme les autres, dit-elle. J’ai très vite compris qu’ici, j’apprendrais beaucoup de choses sur la culture et l’histoire de ma communauté. »

Jennifer Tenasco vient d’illustrer un faon entouré d’arbres sur une barrette de cheveux en se servant d’une petite de pierre taillée, elle aussi multicentenaire. En langue algonquine, le nom de cet outil est mazinibihigan àbadjitowinan. « Notre langue est très descriptive, dit-elle. Le mot ne dit pas l’équivalent de “burin”, mais décrit l’action liée à son utilisation. »
Si les mauvais termes rajoutent du malheur au monde, les bons mots pour désigner les bonnes choses doivent bien répandre un peu de bonheur…
À fleur de sol
L’initiative de fouille et de classement par les jeunes Autochtones résulte d’une entente de cogestion des ressources archéologiques signée en 2012 entre la CCN et les deux nations algonquines. Une quinzaine de jeunes sont embauchés pour ce double travail chaque année par l’Anishinàbe Odjibikan, école archéologique des deux Premières Nations.
L’établissement organise des fouilles au parc du Lac-Leamy, où se trouvent 13 sites archéologiques préeuropéens, le plus grand complexe du genre de la région du bassin de drainage de la rivière des Outaouais. Le plus vieux site de la formation deltaïque argileuse date de 8000 ans.
Les soeurs Tenasco en seront encore cet été. La prochaine campagne ouverte au public qui peut mettre la main à la truelle et au pinceau sera organisée en août, Mois de l’archéologie au Québec.
Dans la région deltaïque, l’érosion fait souvent remonter de précieux objets à fleur de sol. Les équipes archéologiques visitent donc les berges deux ou trois fois par été pour en recueillir. Des tessons datant de 1530 (cinq ans avant le passage de Jacques Cartier) ont été trouvés de cette manière à l’été 2020.
La collection comprend aussi des fragments de poteries d’origine huronne-wendate, prouvant l’étendue du commerce entre les nations autochtones anciennes, dont les contacts s’étendaient du Labrador aux Grands Lacs, de la baie d’Hudson à l’Ohio. Un des bouts de poterie de cet échange conserve la marque du pouce de la potière et M. Badgley, qui en a vu d’autres en un demi-siècle de fouilles, avoue être particulièrement ému par cet objet malheureusement « décontextualisé » par sa remontée à la surface.
Les deux Premières Nations anichinabées algonquines exercent une intendance sur la collection. Elles devront ultimement décider de l’usage des précieux objets. Quelques dizaines d’entre eux sont déjà exposés au centre culturel Kitigan Zibi Anishinabeg à Maniwaki.
Une « crise de l’entreposage » des artefacts
L’Amérique du Nord croule sous les artefacts archéologiques déterrés par obligation légale en amont des chantiers immobiliers. « L’archéologie est devenue une industrie », résume lan Badgley, gestionnaire du programme d’archéologie de la Commission de la capitale nationale (CCN). « Entre 95 et 98 % des fouilles réalisées aujourd’hui le sont par des consultants, des universités, des centres culturels ou les musées. »
Environ un demi-million d’objets historiques et préhistoriques trouvés lors de fouilles archéologiques s’entassent dans des locaux du laboratoire d’archéologie de la CCN au centre-ville d’Ottawa. Un exemple : des boîtes d’archives empilées contiennent 95 000 objets récoltés lors de fouilles en 1972-1973 sur une ancienne propriété du colonel John By, incendiée en 1848.
« On a tout ce qu’il y avait dans une maison à l’époque, même un service de thé », explique M. Badgley, lui-même archéologue depuis 51 ans. Adolescent, il rêvait de devenir prêtre spécialisé dans les exorcismes, mais malheureusement, il n’avait pas la foi, explique-t-il. Un peu espiègle, il tire un pot de chambre bien abîmé et demande si on en connaît l’usage. « Cette collection n’a jamais été analysée. Il n’y a même pas eu un seul mot écrit sur ces objets. »
L’explosion des collections entraîne ce que M. Badgley qualifie de « crise de l’entreposage » archéologique. « On conserve des collections historiques comprenant des fils, des bouts de verre, qui font partie de l’histoire sans être importants. On fait donc le tri pour ne garder qu’une sélection représentative. »
Il donne l’exemple d’une fouille d’une maison du XVIIIe siècle, elle aussi incendiée en 1857, ayant accumulé à peu près 12 000 clous de différentes formes. L’ensemble a été réduit à un échantillon d’un millier de clous finalement conservés. Les autres ont été « retournés au site ».
Dans les collections préhistoriques, par contre, chaque objet est souvent assez unique et d’autant plus précieux. Il n’est donc pas question de les réenterrer.