Décès d’Eva Kushner, pionnière du domaine littéraire québécois

Eva Kushner, une pionnière du domaine littéraire québécois, s’est éteinte samedi dernier à l’âge de 93 ans à Toronto. Celle qui a quitté sa Tchécoslovaquie natale en 1939 pour fuir l’Holocauste a été l’une des premières à analyser de manière critique la poésie québécoise, lorsqu’elle était professeure de littérature à l’Université Carleton et à l’Université McGill.
L’ancienne professeure est arrivée en France avec sa mère et sa soeur vers l’âge de 10 ans. Son père, pour sa part, se joint à l’escadron tchèque de la Force aérienne royale. La Shoah décime la famille : 27 membres de la parenté d’Eva Kushner — dont son grand-père, son oncle et sa tante — périssent dans les camps de concentration. Quelque temps après son entrée en territoire français, celui-ci devient occupé par l’Allemagne nazie. « Elles étaient de confession juive en France occupée, donc [ma mère] était toujours à risque », raconte son fils Roland Kushner.
Poètes québécoises
Après la Seconde Guerre mondiale, la famille Kushner se réunit à Montréal, où Eva Kushner fait des études à l’Université McGill et obtient un doctorat en littérature française en 1956. À partir des années 1960, en tant que professeure à l’Université Carleton, elle analyse la poésie québécoise et se penche plus particulièrement sur deux poètes : Rina Lasnier et Hector de Saint-Denys Garneau. Elle signe des livres à leur sujet entre 1962 et 1970. « Elle en était vraiment fière », témoigne Roland Kushner. « Elle ne pouvait arrêter de parler d’eux », dit-il.
Kushner s’est intéressée aux femmes poètes au Québec à une époque où cela ne se faisait pas.
L’analyse de poésie québécoise est rare à l’époque. « Ils n’étaient pas nombreux à avoir écrit sur ça, à avoir fait des recherches, à avoir pris la peine de consacrer un ouvrage à un auteur québécois », explique Lucie Robert, professeure de littérature à l’Université du Québec à Montréal. « Kushner s’est intéressée aux femmes poètes au Québec à une époque où cela ne se faisait pas », note de surcroît Lucie Robert. Selon la professeure de l’UQAM, Eva Kushner a entretenu pendant longtemps une correspondance avec Rina Lasnier.
Figure de proue dans le milieu universitaire
En 1976, après son séjour à l’Université Carleton, Eva Kushner revient à Montréal diriger le département de français de son alma mater. Selon Marc Angenot, professeur émérite à l’Université McGill, la Tchèque a « remis en marche » un département où les couteaux volaient bas. « Elle a fait preuve d’une capacité remarquable de calmer le jeu », explique Marc Angenot. Eva Kushner était une figure reconnue et respectée partout où elle passait. « Ce n’était pas une personne qui faisait de l’esbroufe — elle était très modeste », indique-t-il.
Pendant quelques années, Eva Kushner fait la navette entre Montréal et Ottawa, où ses fils sont demeurés. Elle était l’un des modèles de Lucie Robert, qui était alors étudiante à l’Université Laval. « C’était une femme avec un poste de professeur d’université et qui élevait une famille en même temps, et ça, je n’en avais jamais vu d’autres », dit-elle. Selon son fils Roland, Eva Kushner faisait parfois le trajet en autobus. « Si elle voulait faire quelque chose, elle l’accomplissait. Elle était déterminée », dit-il fièrement.
Plus tard dans sa carrière, Eva Kushner part pour Toronto. À partir de 1987, elle occupe le poste de doyenne de l’Université Victoria — un établissement postsecondaire fédéré, associé à l’Université de Toronto —, devenant ainsi la première femme à présider une université ontarienne. Dix ans plus tard, l’ancienne réfugiée obtient la reconnaissance de l’Ordre du Canada. « Les travaux en littérature comparative de cette personnalité en vue dans les milieux universitaires au Canada font autorité au niveau international », lit-on sur le site de l’Ordre.