Alys Robi, l’étoile que le Québec ne voit plus briller

Alys Robi aurait eu 100 ans aujourd’hui, et c’est l’indifférence que le Québec lui offre en cadeau. Ni sa ville natale ni le gouvernement québécois ne soulignent le siècle de naissance de cette star populaire qui a étincelé, en son temps, plus fort qu’aucune autre Québécoise. Le silence qui accompagne ce centenaire témoigne d’un Québec qui peine encore à honorer la mémoire de ses femmes illustres.

La vie d’Alys Robi tient pourtant du mythe moderne. Née le 3 février 1923 et bercée par la pauvreté de la basse-ville désargentée de Québec, Alice Robitaille a réussi, sans éducation, à atteindre le panthéon de la chanson jusqu’à côtoyer Frank Sinatra, Sammy Davis Jr., Dean Martin ou Nat King Cole au firmament musical de l’après-guerre.

Partie de rien, elle a atteint le zénith : Hollywood, la gloire planétaire, des tubes entendus en boucle à la radio, de Londres jusqu’à Rio. La Québécoise a notamment participé aux balbutiements de la télévision, chanté devant la royauté britannique et fait rayonner le Québec à l’étranger à une époque où les crucifix brillaient davantage que la culture dans la Belle Province.

« Elle a toujours été extrêmement fière d’être Québécoise, souligne sa petite-nièce Chantal Ringuet, aussi autrice d’une biographie consacrée à Alys Robi. Elle disait toujours à l’étranger à quel point le Québec était, pour elle, le plus bel endroit du monde. »

« C’est une femme qui a eu une carrière absolument incroyable pour son époque, rappelle l’historienne Catherine Ferland, présidente des Rendez-vous d’histoire de Québec. Nous avons beau parler de Céline Dion, mais avant elle, il y a eu Alys Robi. »

Elle a vu sa fulgurante ascension prendre fin abruptement à l’âge de 25 ans, sur les routes de la Californie. Victime d’un accident, elle retourne à Québec pour sa convalescence, où elle assiste à la mort de son petit frère, un drame qui alimente une sévère dépression. Terminus : l’hôpital psychiatrique. Entre 1948 et 1953, elle a subi à l’asile de Québec les traitements archaïques de son époque. Électrochocs, isolement, lobotomie : pendant cinq ans, son rêve se transforme en cauchemar.

Alys Robi a tenté de remonter sur les planches après son internement, mais le public qui l’adulait autrefois a commencé à bouder la diva, devenue « la folle » à ses yeux. C’est la communauté gaie qui a permis son retour, en élevant la chanteuse au rang d’icône des ostracisés.

« Ma grand-tante incarnait la liberté et l’ouverture à l’autre à une époque où ça ne correspondait pas du tout aux paramètres de la société, explique Chantal Ringuet. Par rapport aux combats menés récemment au Québec et ailleurs, elle ne pourrait pas être plus d’actualité, voire à l’avant-garde de son temps. »

Un centenaire sous silence

Pourtant, son 100e anniversaire de naissance passe sous silence, notamment dans sa ville natale. « Nous l’avons déjà honorée à deux reprises, explique Québec. En nommant le parc Alys-Robi dans le quartier Saint-Sauveur, ainsi qu’en apposant une plaque commémorative en son honneur sur la maison où elle est née. »

Les traces de la célèbre chanteuse, à Québec, tiennent dans un rayon de 150 m, loin de tous les parcours achalandés. Le parc Alys-Robi, même l’été, s’avère peu fréquenté : ce sont surtout les propriétaires de chiens qui viennent y promener la gent canine à l’heure des petits besoins.

« Ce parc… soupire Chantal Ringuet. J’y suis encore allée récemment : c’est triste. C’est vraiment triste. »

La maison natale de l’artiste, toujours debout dans le quartier de son enfance, jouit d’un statut patrimonial « présumé » aux yeux de la Commission d’urbanisme et de conservation de Québec. Il s’agit du statut accordé à un autre « célèbre » temple de la chanson de la capitale, soit l’ancien bar Kirouac, dont l’histoire de la soirée karaoké transformée en foyer d’éclosion de COVID-19 pendant la pandémie est devenue virale.

Photo: Francis Vachon Le Devoir La maison natale d’Alys Robi, dans le quartier Saint-Sauveur, à Québec

« Alys Robi mérite plus, indique sa petite-nièce. C’est une des grandes artistes québécoises et une des plus grandes chanteuses du XXe siècle, ça ne fait aucun doute. C’était une femme libre et indépendante avant l’heure : au faîte de sa gloire, elle gagnait 2000 $US par semaine, une somme qu’un ouvrier québécois mettait en moyenne deux ans à empocher ! Elle n’était pas mariée et elle avait aussi beaucoup d’amants à une période où l’église contrôlait tout. Son internement, c’était aussi parce qu’elle était trop grande pour son époque et qu’il a fallu la réduire, l’enfermer. »

Hommages pour hommes

Le cas d’Alys Robi, selon Catherine Ferland, est symptomatique d’un Québec où les hommes dominent encore largement l’espace public. « Pourquoi nous n’hésitons pas à bâtir des places Jean-Béliveau à coups de millions, mais qu’il n’y a rien pour des femmes de la trempe d’Alys Robi ? demande l’historienne. Il y a beaucoup d’hommes qui ont reçu des honneurs, de leur vivant, beaucoup plus importants, pour des accomplissements beaucoup moindres. Je pense que Céline Dion n’a même pas de statue à Charlemagne ! »

La diva québécoise a déjà eu sa sculpture dans sa ville natale, mais un manque d’entretien a condamné cette dernière à la démolition. La maison d’enfance de Céline Dion n’existe plus elle non plus. Même si elle a vendu plus de 200 millions d’albums, que son absence d’un palmarès des grandes voix du monde suffit à soulever un tollé chez ses compatriotes et qu’elle parvient sans peine à remplir, 10 soirs plutôt qu’un, le Centre Bell, il n’y a qu’un boulevard pour honorer « Céline » au Québec.

La Commission de toponymie du Québec précise que parmi les 45 000 lieux nommés à la mémoire d’une personne dans la province, 90 % portent le nom d’un homme. Illustration de cette disparité : Alys Robi a donné son nom à deux parcs et à une impasse au Québec. Son ancien amour, le comédien Olivier Guimond, a droit, quant à lui, à deux parcs, un édifice, une place, un chemin, une halte et six rues.

Aucune Québécoise n’a encore eu l’honneur, non plus, de donner son nom à une autoroute. L’acier et l’aluminium ont eu ce privilège avant elles : il existe, au Québec, des autoroutes qui dignifient ces métaux, mais aucune qui commémore une figure féminine.

« C’est beaucoup plus difficile pour les femmes de s’inscrire dans le “dur”, explique Catherine Ferland. Même autour de l’Assemblée nationale, il n’y a qu’un seul monument dédié aux femmes et, justement, il est dédié aux femmes, donc à aucune en particulier. C’est comme s’il fallait leur rendre hommage en lot. Si nos figures féminines n’existent pas dans l’espace public, elles disparaissent dans l’oeil de la population et leur souvenir finit par s’évanouir. Nous avons un énorme déficit, au Québec, par rapport à cette mémoire-là. »

La Ville de Québec répertorie, par exemple, les personnages illustres qui ont ponctué ses quatre siècles d’histoire. Sur la liste de 1180 noms, Le Devoir a compté 36 femmes — soit 3 % du total.

Les Rendez-vous d’histoire de Québec souligneront, en août, le centenaire d’Alys Robi. « Pour nous, ça ne faisait aucun doute qu’elle le méritait, indique Catherine Ferland. Alys Robi, tous les enfants la connaissent encore aujourd’hui, poursuit l’historienne. La chanson Tico, tico, popularisée dans les années 1940, résonne encore 80 ans plus tard. Qui peut se vanter d’un tel exploit ? Ça en dit long sur nous et sur notre rapport à l’histoire, particulièrement sur notre rapport à l’histoire des femmes, le fait que nous n’ayons pensé à rien pour son centenaire, que personne n’ait rien organisé pour elle. »

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