Les jeux de société ne veulent plus être une histoire de jouets
Les détaillants de jeux de société du Québec s’apprêtent à faire front commun pour que l’Office québécois de la langue française (OQLF) reconnaisse les jeux de plateau comme des produits culturels à part entière.
Cette forme de reconnaissance autoriserait les commerçants à vendre des jeux de société dans leur version anglaise sans encourir les foudres de l’OQLF. Présentement, la charte inclut dans sa liste de produits culturels les livres, les revues, les disques et les films, en passant par les cartes de voeux, les agendas et même les calendriers.
Les jeux de société, eux, figurent aux abonnés absents. Une exclusion contestée par plusieurs détaillants, notamment par L’Imaginaire de Sainte-Foy, qui affiche dans ses étalages quelques milliers de jeux différents.
« Nous vendons un paquet de comic books uniquement en anglais ou des mangas pour lesquels il n’existe aucune traduction et ça ne pose aucun problème à l’Office. Quand nous arrivons aux jeux, par contre, elle nous demande de vendre des produits en français. »
En mars dernier, l’OQLF a visité L’Imaginaire, une entreprise comptant plus de 50 employés, pour s’assurer de sa conformité à la charte et pour l’accompagner dans l’élaboration d’un programme de francisation. L’inspectrice a relevé plusieurs entorses à la charte.
« Nous avons vu que des jeux étaient offerts en version anglaise sans que la version française soit en vente. Ce n’est pas conforme », écrivait notamment l’inspectrice dans un courriel consulté par Le Devoir.
Le directeur des opérations de L’Imaginaire, Anthony Doyon, explique que dans plusieurs cas, les jeux de société n’existent tout simplement pas en version française. « Un jeu sort d’abord en anglais, et si les ventes sont bonnes et qu’il y a un certain engouement, quelqu’un va acheter les droits et décider de le traduire en français. » Cette traduction, souligne M. Doyon, peut se faire attendre pendant deux ou trois ans.
La charte exige aussi qu’un jeu en français ne soit jamais vendu plus cher que sa version anglaise. Souvent, expose Anthony Doyon, les frais de traduction, la production à plus petite échelle et les frais d’acquisition des droits augmentent le prix des jeux en français, parfois de plusieurs dizaines de dollars.
« Il faudrait vendre à perte ou augmenter les prix de nos jeux en anglais pour nous conformer à la loi. Cette dernière option n’en est pas une, sauf si nous voulons pousser nos clients dans les bras de nos compétiteurs pour qu’ils aillent dépenser leur argent ailleurs qu’au Québec », déplore le directeur.
« Il n’y a pas de solution, et nous nous retrouvons dans un cul-de-sac, poursuit-il. Soit je ne vends pas le jeu en anglais et mes clients vont se le procurer sur Amazon ou en Ontario, soit je le traduis, ce qui reste impossible parce que je ne détiens pas les droits, soit je continue de le vendre et je suis hors la loi. »
Il choisit la troisième voie, celle de devenir contrevenant. « Nous ne comptons pas nous conformer, affirme M. Doyon. Nous allons nous battre et essayer de nous regrouper avec d’autres commerçants et des fournisseurs pour faire valoir notre point dans une lettre adressée à la sous-ministre. »
Le jeu, espère-t-il, en vaudra la chandelle. « La sanction, si nous dérogeons à la règle de l’OQLF, c’est que nous n’aurons plus droit à aucune subvention de la part du gouvernement. Les subventions nous ont un peu sauvés pendant la pandémie : les perdre, c’est sûr que ça nous inquiète. »
Il estime néanmoins que le Québec devrait arrêter de considérer les jeux comme de simples jouets. « Pour moi, il est là, le problème. Un jeu de société, c’est un produit culturel : il y a des artistes engagés pour les illustrer, les scénarios démontrent souvent une recherche historique, il y a tout un travail pour créer un univers, affirme Anthony Doyon. Ce n’est pas un bien de consommation comme un jouet : il y a vraiment un grand travail d’artiste derrière un jeu. »
À L’Imaginaire, entre 35 % et 40 % des jeux proposés ne le sont qu’en anglais. « Ils représentent environ 15 % de nos ventes, précise M. Doyon. Nous ne sommes pas contre la protection du français, bien au contraire. Je pense que l’OQLF devrait s’attaquer au plus gros détaillant avant de s’en prendre à nous. Pour ne pas le nommer, Amazon a le même problème que nous, et lui aussi, il vend des jeux uniquement en anglais. Pourtant, chaque fois qu’il ouvre un entrepôt ici, les subventions ne manquent jamais. »