Censure et propagande: la culture comme champ de bataille en Russie postsoviétique

Tandis que l’armée d’invasion russe détruit et pille le patrimoine culturel de l’Ukraine, l’Occident boycotte les artistes russes et Moscou amplifie sa mainmise sur les secteurs des arts et de la culture en Russie. La censure d’État reprend de plus belle contre les films, les pièces ou les livres jugés « pro-occidentaux ». Evgeniya Pyatovskaya poursuit des études doctorales en communications à l’Université de la Floride du Sud. Elle a travaillé auparavant à développer et à mettre en oeuvre la stratégie d’internationalisation d’une université d’État russe. Elle a récemment coécrit plusieurs articles analytiques sur la propagande et la politique russes à la lumière du conflit armé en Ukraine.
Un décret de « renforcement des valeurs traditionnelles, spirituelles et morales russes », signé en novembre par le président Poutine, accorde aux représentants de l’État des moyens pour bloquer les « influences occidentales » dans les secteurs de l’art et de la culture. Quelles sont les implications de cette nouvelle loi ?
L’une des principales conséquences concerne le retour de la censure d’État. Elle pourrait éventuellement freiner le développement de la culture. La censure pourrait aussi ironiquement saper la capacité du pays à communiquer au monde extérieur la culture et les valeurs que l’État tente si fortement d’imposer et de « protéger » avec le décret. À terme, cela pourrait conduire à un isolement plus profond de la Russie sur la scène culturelle mondiale, voire à la rupture des rares liens restants avec le reste du monde. Avant même que le décret ne voie le jour, la Russie était largement exclue des secteurs du sport et des arts. Les limitations imposées aux collaborations éventuelles avec des étrangers, comme le contrôle de l’État pour s’assurer de la conformité des membres de la communauté artistique aux « valeurs traditionnelles, spirituelles et morales », ne feront qu’accroître l’isolement de la Russie. Une autre conséquence de ce décret concerne la dangereuse manipulation idéologique de la culture.
Pouvez-vous fournir des exemples concrets des effets de ce contrôle ?
Après l’approbation du décret, il est devenu possible pour toute personne en situation d’autorité de contrôler le secteur culturel. Cette influence découle de l’imprécision du décret et de la possibilité subséquente de l’interpréter de manière subjective. Les gens sont, par exemple, congédiés ou obligés de quitter leur emploi lorsqu’ils défendent une position critique sur la guerre actuelle. C’est arrivé à l’enseignant Nikita Tushkanov. D’autres sont visés s’ils lisent à des lycéens de la poésie d’auteurs décédés depuis longtemps, mais que le proviseur du lycée juge « complices du fascisme » ou « ennemis de l’État ». Bien sûr, ces cas peuvent sembler bien isolés et insignifiants, mais je pense qu’ils illustrent une tendance où les individus au pouvoir obtiennent carte blanche pour juger l’art et les produits culturels et pour imposer leurs interprétations. Il y a une grande marge de manoeuvre pour l’État et ses fonctionnaires, qui peuvent punir ceux qui manifestent une quelconque forme de désaccord avec le gouvernement. Le décret supprime également l’aspect multiculturel que l’État, ironiquement, présente comme une des principales valeurs traditionnelles à protéger.
De quoi sont aussi faites ces « valeurs traditionnelles, spirituelles et morales » ?
À mon avis, le décret s’appuie sur trois postulats défendus par le gouvernement. Le premier dit que la Russie est entourée d’ennemis. Le second postulat affirme que les puissants États-Unis, avec leur culture omniprésente, présentent le principal adversaire. Le dernier postulat affirme que la Russie a un rôle unique, culturel et spirituel, à jouer dans le monde, rôle résolument différent de celui de l’Occident, dit « sans âme », ce qui expliquerait d’ailleurs la supposée volonté occidentale de détruire la Russie.
Infraction à une loi réprimant la « propagande LGBT »
Le roman pour adolescents L’été avec une cravate de pionnier (2021) des autrices Katerina Silvanova et Elena Malisova, vendu à 300 000 exemplaires, cristallise les attaques des milieux dits patriotiques parce qu’il raconte l’histoire d’amour de deux jeunes hommes dans un camp de la jeunesse soviétique. Les librairies l’ont retiré des rayons et la maison d’édition Popcorn qui le publie fait l’objet d’une procédure judiciaire pour infraction à une loi réprimant la « propagande LGBT ».
L’antioccidentalisme, le patriotisme, le traditionalisme ramènent-ils au temps de l’URSS ?
Absolument, et surtout avec le retour illicite de la censure étatique de l’art (films, expositions, etc.), autrefois la norme dans l’URSS. Je dis “illicite” parce qu’il semble bien que le décret soit ouvert à des interprétations malveillantes et qu’il aille à l’encontre de la Constitution, qui interdit la censure. Le langage de ce décret ressemble beaucoup à celui de la guerre froide : « Nous sommes entourés d’ennemis qui visent à saper la Russie ; les États-Unis sont à placer dans le même groupe que les organisations terroristes et extrémistes ; si nous ne protégeons pas notre culture et nos valeurs, nous serons détruits… » Faire peur et blâmer l’Occident pour tout ce qui ne va pas était très typique de l’URSS. Le gouvernement russe aujourd’hui, de la même manière, croit en la menace extérieure sans pouvoir réellement la prouver. Ce décret surpasse cependant ce qu’on voyait au temps de l’URSS : il existait alors des documents distincts qui réglementaient la censure, tandis que le nouveau document de renforcement des valeurs traditionnelles, spirituelles et morales russes s’avère le premier du genre. Les médias russes regorgent encore de propagande parrainée par l’État. Cependant, pour soutenir les efforts visant à persuader son propre peuple de la réalité de ce que l’État pense être réel, un décret comme celui-ci est nécessaire. La culture est maintenant avalée par l’État de la même manière qu’elle a avalé les médias libres. Il n’y a pas de place pour la pensée critique et, par conséquent, pour la résistance.
Comment les artistes réagissent-ils à ces nouvelles conditions ?
Plusieurs dirigeants éminents du secteur théâtral à Moscou et à Saint-Pétersbourg, comme Alexander Kalyagin, président de l’Union des professionnels du théâtre, se sont prononcés contre le décret. Les directeurs artistiques de compagnies russes comme le Bolchoï et les théâtres Tchekhov, Sovremennik et Satirikon ont écrit une lettre de soutien à la critique du décret par Alexander Kalyagin. Des appels sont lancés pour créer une opposition commune au décret par les professionnels du théâtre. Le comédien Oleg Basilashvili, lauréat du titre d’Artiste du peuple de l’URSS, a souligné que le décret accorde trop de droits et de pouvoirs à l’État sur les institutions culturelles.
Quel est le lien entre le contrôle culturel et la guerre en Ukraine ?
Le décret ressemble à une extension de la loi russe sur les « agents étrangers ». La Russie, à mon avis, a lutté pour forger une identité unique après l’effondrement de l’URSS, une identité qui se voulait différente de ce que la Russie représentait en tant que principale république de l’Union soviétique. Dans la guerre russo-ukrainienne, les deux peuples qui s’affrontent se ressemblent. Ils parlent souvent la même langue et partagent des références culturelles similaires. Il devient donc important pour l’État russe de justifier son droit d’agression, surtout à l’intérieur de la Russie. Le décret récent permet symboliquement d’annoncer la supériorité (présumée) des valeurs traditionnelles et de défendre le rôle assumé par la Russie comme rempart contre l’influence occidentale jugée maligne. Étant donné que la guerre est considérée comme une lutte entre l’Occident (dirigé par les États-Unis) et la Russie, il faut obligatoirement souligner la principale distinction avec l’ennemi. Le plus simple est de vanter les valeurs russes et de décrire les valeurs occidentales comme moralement inférieures. Pour les personnes à l’intérieur de la Russie, cette position envoie un autre signal, à savoir que la guerre est juste puisqu’elle cherche simplement à « protéger » l’Ukraine (sans la conquérir) des dangers de l’influence occidentale.