Lise Bissonnette se raconte dans un nouveau livre d’entretiens

L’ancienne directrice du Devoir, Lise Bissonnette
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir L’ancienne directrice du Devoir, Lise Bissonnette

Dans des entretiens qui paraissent en librairie mardi, l’ancienne directrice du Devoir, Lise Bissonnette, montre qu’elle n’a rien perdu de sa passion du présent, même lorsqu’il s’agit de relater son passé. « J’ai toujours refusé de raconter ma vie », explique-t-elle d’entrée de jeu. « Il n’était pas question de me lancer là-dedans. Ce projet d’entretiens m’était complètement étranger. Il est dû entièrement à une idée de l’historienne Pascale Ryan. »

Dans les pages riches qui en résultent, Lise Bissonnette s’explique et se raconte. Elle ne cache pas son désarroi devant l’abandon progressif d’une certaine idée du Québec qui lui reste chère. Aujourd’hui, « le gouvernement du Québec recrée l’État providence, mais pour les entreprises ! » observe-t-elle en s’en attristant. Voilà qui lui apparaît bien loin des lumières d’un horizon qu’elle a espéré plus brillant, plus conséquent. « Ce n’est pas très stimulant », laisse-t-elle tomber.

« On comprendra que je sois attachée à l’immense rupture qu’a été la Révolution tranquille et que je me désole de la trouver souvent niée. Mais je suis troublée tout autant par le fait qu’elle est inachevée, laissée en plan. » À son sens, les universités publiques, BAnQ et le Parc olympique, trois institutions auxquelles elle a été liée, constituent « des promesses inachevées ». « Je pourrais aussi évoquer le Musée d’art contemporain », dit-elle.

Du côté de l’éducation, il fallait faire plus pour le réseau des universités, souligne-t-elle. « L’Université du Québec, un réseau d’universités publiques présentes dans l’ensemble du territoire, aurait pu faire lever la scolarisation au Québec, assumer un leadership puissant, si on lui avait donné les moyens de respecter sa mission première au lieu de l’instrumentaliser comme un simple ajout à un système qu’on a refusé de repenser », écrit Lise Bissonnette.

Le sort fait à BAnQ, une des rares institutions publiques créées ces dernières décennies, la préoccupe aussi vivement. « Cela commence à s’effriter. Si la gratuité d’accès n’avait pas été inscrite dans la loi […], les gardiens du Trésor auraient réussi à tarifer les abonnements. Pour réduire les budgets d’une institution aimée par le public, on procède avec plus de discrétion. On met fin à des services spécialisés moins connus, aux expositions, à des programmes de recherche, à la disponibilité de ressources patrimoniales, et on confie des missions en sous-traitance. »

Pour elle, cette institution ne peut se réduire à un simple organisme de services renonçant à rayonner comme il le devrait. Au contraire, il conviendrait plus que jamais de le faire croître, comme le grand carrefour de recherche et d’éducation qu’il entendait être, au bénéfice de tous.

Un champ d’action

Les habitués du Devoir se souviennent de ses éditoriaux. Certains ont marqué l’histoire comme un fer chaud. « Le Devoir était à mes yeux un lieu ultime, tout comme l’université », affirme celle qui l’a dirigé de 1990 à 1998. Lise Bissonnette rappelle d’ailleurs dans ces entretiens toniques les exigences d’un métier qu’elle a aimé.

Sous sa direction, Le Devoir s’affirme comme souverainiste. Cette option politique émerge, en toute logique, de l’analyse conséquente des tenants et des aboutissants de la réalité québécoise, à l’heure venue de sa modernité. Cet élan « n’avait rien d’identitaire », écrit-elle. « Nous nous faisions fort de n’entretenir aucune sympathie pour les thèses de l’historien Lionel Groulx ou de l’économiste François-Albert Angers, dont la proximité avec l’Église nous rebutait particulièrement. Le fleurdelysé ne nous émouvait guère. » En quelque sorte, la raison imposait d’elle-même un vrai tournant.

Le Devoir était à mes yeux un lieu ultime, tout comme l’université.

Elle tranche à vif une ambiguïté historique où l’un de ses prédécesseurs, Claude Ryan, s’était laissé enserrer jusqu’à en étouffer, constate-t-elle. Le retour du statu quo aujourd’hui, c’est-à-dire ce cul-de-sac dans lequel Claude Ryan s’est retrouvé coincé comme d’autres, explique Lise Bissonnette, conduit à valoriser sur la place publique des repères historiques qui nous confortent dans cet immobilisme débilitant.

« Ce n’est pas pour rien que la vision autonomiste de Duplessis est soudain valorisée, qu’on cherche à racheter à nos yeux cette triste période. Désormais, la question consiste à se demander tout au plus si la position de Duplessis était suffisamment autonomiste ou pas, selon une grille d’analyse étroite, essentiellement économique, rien de plus. » Et c’est dans ce cadre que M. Legault propose, comme principal projet pour le Québec, de rattraper l’Ontario. « Ce n’est pas très stimulant non plus ! »

La Grande Noirceur, symbolisée par Duplessis, Lise Bissonnette s’y attarde. « À bien y regarder, tendons-nous à penser aujourd’hui, la Noirceur n’était pas si tragique, des pionniers y résistaient, égratignaient ou même brisaient les cadres. Oui, ils ont existé. Mais ce n’est pas parce qu’un mur laisse passer une bribe de soleil par une brèche qu’on peut en tirer une conclusion sur le beau temps. Jusqu’à la Révolution tranquille, les lueurs ont été des brèches, et elles ont pris une place réconfortante dans notre lecture du passé. » Cette époque souffrait du vide où tournait la majorité des vies d’ici. La Grande Noirceur, avance-t-elle, était avant tout une forme de blancheur, prenant la « teinte blême de l’ignorance ».

Le vide culturel

Elle revient sur Rouyn, la capitale d’une enfance passée en Abitibi. Encore aujourd’hui, elle déplore le vide culturel qu’elle a connu enfant, même si elle avait pour les choses de l’esprit un grand appétit. « Ce début d’intérêt naturel pour des savoirs moins niais a mis bien du temps à se muer en volonté active d’accéder à des contenus exigeants ; l’environnement ne s’y prêtait tout simplement pas. J’ai ainsi perdu des années d’un développement intellectuel que j’ai passé ma vie à vouloir rattraper. »

« L’essentiel de mon initiation intellectuelle à l’époque est lié au Quartier latin », le journal étudiant de l’Université de Montréal. « C’est là que j’ai découvert la culture contemporaine qui m’avait jusque-là échappé. » À plusieurs reprises, elle vante dans ces entretiens l’importance de cette école unique que constitue la presse étudiante. « Le journal étudiant m’a sauvée de la médiocrité des programmes d’études », va-t-elle jusqu’à avancer.

Tout en valorisant un souci d’objectivité dans la pratique de son métier, elle n’a jamais cessé d’affirmer qu’une écriture personnelle est un ingrédient du journalisme de qualité. Lise Bissonnette a publié des romans, des nouvelles, des essais. « Je n’appartiens à aucune école littéraire », dit celle qui deviendra la première présidente-directrice générale de la Grande Bibliothèque du Québec. « L’écriture est pour moi une ligne principale de vie. Depuis mes premières petites compositions scolaires jusqu’à ma thèse de doctorat en lettres de langue française, en passant par le journalisme et la fiction, tout n’est que la déclinaison en continu d’un rapport à cette forme essentielle d’expression, magnifique présent que m’a offert la lecture. »

Dans ces entretiens se trouvent plusieurs pages fortes consacrées à la littérature, sur la façon dont même ce monde est désormais investi par des procédés commerciaux contre lesquels elle s’inscrit en faux.

En 2009, lors de son discours de réception du prix Fleury-Mesplet, remis en marge du Salon du livre de Montréal, elle était allée jusqu’à dire — j’étais là pour l’entendre — que l’expression de l’amour inconditionnel entre son compagnon et elle s’était manifestée au suprême degré au jour où les deux avaient convenu de fusionner leur bibliothèque.

Godefroy-M. Cardinal, l’homme de sa vie, à qui d’ailleurs ce livre d’entretiens est dédié, vient de mourir. Lise Bissonnette en est inconsolable. Mais sa vie privée est ici tout à fait mise de côté. Elle évite à dessein l’écueil des états d’âme personnel. « Je m’occupe de mon chien, qui reste un être difficile, pour m’aider à passer au travers », se contente-t-elle de me dire.

Dans les pages vives et stimulantes de ce livre, toute la place ou presque est impartie aux idées de Lise Bissonnette, entrelacées finement avec la trajectoire de sa vie publique. « J’en ai connu, du contentement au travail ou à l’étude, plus que ma part, seule dans mes bureaux au quotidien ou aux jours fastes qui jalonnent la vie des institutions. Le meilleur demeure celui d’une bibliothèque à la maison, un livre en main, et un chien endormi à mes pieds. »

Lise Bissonnette, entretiens

Pascale Ryan, Éditions du Boréal, Montréal, 2023, 210 pages



À voir en vidéo