Attention: ce musée contient des traces d’histoire

En 1940, le musée Éden, du boulevard Saint-Laurent à Montréal, présente une collection de statues de cire. Eileen Greenwood regarde trois prisonniers pendus dans leur cellule.
Photo: Fonds Conrad Poirier archives Nationales à Montréal En 1940, le musée Éden, du boulevard Saint-Laurent à Montréal, présente une collection de statues de cire. Eileen Greenwood regarde trois prisonniers pendus dans leur cellule.

Les traumavertissements se multiplient alors que des études concluent qu’ils sont inefficaces. Ces avertissements qui préviennent que le contenu pourrait être délicat, irritant ou déclencheur de réactions perturbantes prolifèrent maintenant dans le milieu des arts, royaume du bouleversement émotif et du choc esthétique. Musées, classes de littérature, livres, spectacles, opéras préviennent leurs visiteurs, lecteurs et spectateurs. Regard, en une série de textes, sur ce phénomène des trigger warnings, ou TW pour les intimes.

Plusieurs musées d’ici ont commencé à poser des avertissements et des traumavertissements à l’entrée de certaines de leurs expositions. Une façon de rendre leur accueil plus « sécuritaire et inclusif ». Quand on sait la vocation scientifique des musées, ainsi que leur passé ancré dans les choquants cabinets de curiosités, est-ce là une évolution sociale, ou une déconnexion de la mission ?

Les musées, qu’ils se consacrent à l’art ou à l’histoire, ont multiplié les avertissements aux visiteurs ces derniers mois. Sur les cartels près des oeuvres et sur les sites Internet. Des exemples ? À l’entrée de l’exposition de Diane Arbus, au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), on précise que les titres [tel Nain mexicain dans sa chambre d’hôtel] ont été choisis par la photographe, avec « des termes qui ne sont plus en usage aujourd’hui, en raison de l’évolution des perspectives liées au genre, à la race, aux capacités et à d’autres formes de diversité ».

Le Musée canadien de l’histoire rappelle sur son site Internet que ses collections « contiennent des objets et des images qui évoquent la violence, la guerre et d’autres formes de conflit et un contenu culturel de nature délicate ».

Le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) propose pour sa part deux parcours à son exposition Evergon, théâtres de l’intime, dont un pour éviter la dizaine d’oeuvres de nudité intégrale, ou sexuellement explicites, essentielles dans la démarche du photographe.

Pourquoi utiliser les TW, les évitements et les mises en garde ? Le MNBAQ répond. Il se veut « un musée citoyen, à échelle humaine », pose le directeur de la conservation, Guillaume Savard. « En phase avec les enjeux de notre société, il prône des valeurs de diversité et d’inclusion », ainsi que l’accessibilité universelle aux contenus. L’usage des traumavertissements y est envisagé « au cas par cas ».

Avertissement : ce musée est un musée

D’autres musées ne recourent pas aux avertissements. Jusqu’à maintenant, Pointe-à-Callière à Montréal estime que le travail de mise en contexte fait pendant la préparation des expositions, « en étroite collaboration avec des spécialistes des sujets abordés et des représentants des communautés culturelles », est suffisant pour éviter les heurts potentiels, comme l’a détaillé Claude-Sylvie Lemery.

Au musée Pop de Trois-Rivières, on indique seulement sur le site Internet, loin dans les tarifs et les questions fréquemment posées, pourquoi la visite de la vieille prison, aux murs chargés d’un triste passé, est déconseillée aux moins de 8 ans.

Chocs au musée

Les avertissements et les TW sont des précautions pour éviter au visiteur le choc, la mauvaise surprise. Pourtant, il y a « une longue tradition muséale dans laquelle s’inscrit l’étrange, l’insolite, la frayeur, la peur que suscitent les cabinets de curiosité », rappelle le muséologue Yves Bergeron.

Ces musées de divertissement, comme le Barnum’s American Museum, ouvert en 1841 à New York, jouaient des sciences naturelles, des statues de cire et… d’objets ayant servi à commettre des meurtres.

On avance à tâtons socialement sur le sujet de la sécurité émotive des publics

 

À Montréal nichait ainsi, boulevard Saint-Laurent, le musée Éden, qui présentait des scènes de l’histoire canadienne et reproduisait des scènes de meurtre.

« Le visiteur allait vivre là des émotions fortes, et même voir des monstres », poursuit Yves Bergeron, titulaire de la Chaire sur la gouvernance des musées et le droit de la culture. « C’était tellement populaire que les “muséologues” de l’époque inventaient des monstres en mélangeant des animaux empaillés ensemble. »

L’émotion, l’oeuvre et le public

Du côté des musées d’art, la notion de choc esthétique, de rencontre explosive avec une oeuvre, est aussi une branche de la généalogie des musées. Pascale Brillon, spécialiste des traumatismes à l’UQAM, a fait des études en histoire de l’art avant de se tourner vers la psychologie. Elle ne croit pas nécessaire d’adoucir les chocs esthétiques.

« L’art, c’est la représentation de la vie… et la vie est aussi dure, éprouvante, cruelle, injuste. Que l’art nous parle de ce qui se passe en Ukraine ou dans nos familles, de la présence des agressions physiques ou sexuelles, des accidents, des morts tragiques, des guerres, tout cela fait partie de la vie », estime-t-elle.

« Évoquer une émotion difficile, douloureuse, nous confronter quelques fois à quelque chose d’extrême, c’est un des mandats de l’art. » Et une des missions du musée, comme le souligne la directrice des communications du MBAM, Michèle Meier, est de favoriser la rencontre entre le public et les oeuvres.

Équité, diversité, inclusion et traumavertissements

Mme Meier confirme que pour le MBAM, chercher à être à l’écoute du public et en phase avec les enjeux de la société est « un délicat équilibre ». « Comment peut-on rendre le lieu le plus inclusif possible, en respectant les intuitions du musée, des artistes ? Notre souhait, c’est que le musée soit un espace sécuritaire et inclusif pour tous, en sachant que c’est impossible d’y arriver tout à fait. On fait le plus grand effort, on évolue avec le public. S’il y a lieu de réviser nos pratiques, nous le ferons. »

Des observateurs spécialistes des musées ont observé que ce sont ceux où l’éducation et la recherche d’inclusion sont les plus fortes qui adoptent des avertissements de toutes sortes.

Photo: Fonds Conrad Poirier archives Nationales à Montréal En 1940, le musée Éden, du boulevard Saint-Laurent à Montréal, présente une collection de statues de cire. Eileen Greenwood et Peggy Reilly observent Sam Parslow qui poignarde sa victime.
Photo: Fonds Conrad Poirier archives Nationales à Montréal Des statues de cire représentent un gorille, des kidnappeurs et un meurtrier.

Pour la muséologue et spécialiste de la médiation Christine Bernier, les mises en garde et TW naviguent aussi dans les musées de concert avec le discours « Équité, diversité, inclusion » (EDI), « qui apporte, de façon plus douce que le TW, une “compensation” pour ce qui pourrait être une micro-agression de la part du musée ».

La professeure à l’Université de Montréal donne en exemple l’exposition Picasso. Figures, présentée au MNBAQ en 2021. « On y parlait beaucoup des manières de séparer l’homme de l’oeuvre, ce qui est traditionnel des façons d’éduquer le public. En plus, il y avait partout des citations de personnes, des quidams, parlant de leurs traumatismes dans l’acceptation de leur propre corps. Comme un discours en contrepoint. »

Ces témoignages-là sont absents du catalogue de l’exposition, note la spécialiste. Ce qui n’est pas tout à fait cohérent, selon elle puisque le catalogue est la trace permanente de la réflexion scientifique derrière l’exposition.

Une fois qu’on est rendus…

Pour Mme Bernier, les TW « sont complètement inutiles dans une salle d’exposition, car nous sommes déjà là, comme visiteurs. On a réussi à se rendre, on ne retournera pas sur nos pas. Sur un site Web, en préparation d’une visite, je peux comprendre. Mais pas in situ ».

« On avance à tâtons socialement sur le sujet de la sécurité émotive des publics », réfléchit à son tour Pascale Bédard, professeure en sociologie des arts et de la culture de l’Université Laval. « J’ai l’impression que plusieurs organismes se disent “Ne prenons pas de risques, et faisons-le” », comme un genre de « Mieux vaut prévenir que guérir ».

Les institutions, analyse la spécialiste, se protègent dans ce geste davantage elles-mêmes qu’elles ne protègent la santé de leurs publics. « Ça semble davantage tenir de l’autoprotection et de la relation publique, pour séduire les nouvelles générations de visiteurs, pour qui ces valeurs sont importantes. »

« L’air du temps réclame que les musées se positionnent avec délicatesse, ou avec une apparence de délicatesse, continue-t-elle. Le musée est censé être l’autorité institutionnelle : son discours est aussi celui de l’État, celui de la légitimité culturelle. »

Or, en usant des avertissements et des TW, en occultant le fait que les études à ce jour les révèlent inefficaces, le musée, qui a aussi vocation scientifique, contribue à légitimer leur usage.

« Est-ce que, pour un musée, vouloir réconforter et éviter le choc ne serait pas davantage une forme de propagande ? demande le muséologue Yves Bergeron. Oui, être confronté, ému, bouleversé de toutes sortes de manières est une des fonctions du musée, qui sont nombreuses et complexes. »



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