Je me muscle, donc je suis

Allez faire un tour dans les salles de sport. En début d’année, elles sont remplies de bonnes résolutions. D’ailleurs, l’envie de se sculpter une apparence d’Apollon (ou d’Athéna) est aujourd’hui devenue un phénomène de masse de plus en plus croissant. L’auteur de La fabrique du muscle, le sociologue français Guillaume Vallet, propose un éclairage fascinant sur la valorisation des biceps, soumis aux diktats d’un capitalisme sans limites.
Notre rapport au corps, « cette interface physique » entre un être humain et son environnement extérieur, a toujours été important dans toutes les civilisations humaines, rappelle, au téléphone, le spécialiste de l’histoire de la pensée économique et du corps. Durant l’Antiquité, les Grecs, et ensuite les Romains, valorisaient les aspects esthétiques à travers les performances physiques. « Puis, vers la seconde moitié du XIXe siècle, on voit apparaître les mouvements hygiénistes, qui encouragent à accorder une attention particulière au corps », raconte-t-il.
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Tous les textes de notre série «Coup d'essai»Depuis la Seconde Guerre mondiale, le développement de l’individualisme, lié en Occident à la perte d’influence des grands idéaux et de la religion, pousse les individus à se construire eux-mêmes, raconte Vallet dans son ouvrage, qui signale au passage que la santé — ou l’apparence de la santé — devient une notion importante dans les sociétés. « Des normes de réussite sociale vont commencer à se répandre avec le message qu’une belle musculature est le reflet d’un succès financier et, pour les hommes, un avantage pour séduire les femmes. »
Mais, dès les années 1980, apparaît ce que l’essayiste nomme le « capitalisme des vulnérabilités », un concept marqué par les crises financières récurrentes et un système économique instable qui produisent, selon lui, depuis une trentaine d’années, des incertitudes et de la peur. « Les gens ont l’impression que le capitalisme menace dorénavant tout le monde, sans exception, c’est pourquoi chacun se sent potentiellement vulnérable. On l’a récemment vu avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19, qui a en quelque sorte mis en lumière les dérives de nos sociétés hyperdéveloppées et les fragilités de l’espèce humaine. »
Devant la perte de repères et le délitement progressif des structures collectives, en parallèle à un certain désengagement des pouvoirs publics, le corps devient alors une « planche de salut », puisqu’il demeure la dernière chose que l’on peut réellement contrôler, explique le sociologue. « Les individus, qu’ils soient hommes ou femmes, utilisent leur corps comme une ressource à transformer en capital qui leur donne le sentiment d’être valorisés à différentes échelles et de se sentir exister », mentionne-t-il.
Produire de la masse musculaire représente un moyen de devenir « l’entrepreneur de soi » afin d’exercer sa liberté et de ressentir un sentiment de puissance. « Les entraînements presque militaires et les pratiques rigoureuses effectuées dans la douleur à l’intérieur d’une salle de sport composent une sorte de rituel qui s’apparente davantage à une organisation du secteur du travail qu’à un loisir. »
L’essayiste souligne également les effets des réseaux sociaux sur la médiatisation des normes esthétiques qui rendent visible à très grande échelle le culte du corps. On voit la fascination portée sur les influenceurs qui exhibent leurs abdos musclés sur leur compte TikTok ou Instagram, souligne-t-il. « Ce n’est plus l’aspect hypertrophié du bodybuilder à la Schwarzenegger qui est aujourd’hui mis en avant, mais plutôt un corps saillant, performant et résistant, qui présente aux yeux des autres une bonne hygiène, une alimentation saine et, par conséquent, une maîtrise de son existence. »
Cette « culture du narcissisme », le sociologue la résume en reprenant les mots de l’historien Christopher Lasch (1932-1994), qui a été l’un des premiers intellectuels à penser ce concept : « Puisque la société n’a pas d’avenir, il est normal de vivre pour le présent, de fixer notre attention sur notre propre “représentation privée”. »
Qui dit nouveaux désirs autour du corps dit aussi nouvelles activités, et les entreprises voient bien le potentiel très lucratif d’investir dans ce secteur. La multiplication des salles de sport accueillant une flopée d’appareils sophistiqués et la vente de plus en plus généralisée de boissons protéinées et autres barres énergisantes rapportent gros, confirme l’essayiste.
Le livre dresse ainsi un panorama des pratiques de culturisme en analysant ses origines et les conséquences psychiques, sociales et économiques. L’auteur lui-même pratique d’ailleurs le culturisme depuis son adolescence. C’est donc sans jugement ni a priori qu’il aborde la question, dit-il. « J’ai commencé quand j’avais 17 ans et, aujourd’hui, j’en ai 43. J’essaie de comprendre l’obsession de la performance dans un contexte économique, car je sais d’expérience quelles motivations peuvent pousser des individus à pratiquer le culturisme. »
La pratique du sport est libératrice et fait du bien, mais la relation avec notre enveloppe corporelle peut parfois s’avérer destructrice, note le sociologue. « On a, d’un côté, l’impression que notre corps est tout-puissant et que l’on va pouvoir le construire sans fin et, d’un autre côté, on a conscience qu’il est très vulnérable. La réalité, c’est que notre corps se dégrade avec le temps et qu’il va finir par disparaître après la mort. »
Un sentiment ambivalent qui peut être source de frustration et d’angoisse, indique-t-il, ajoutant que la pratique du sport peut également produire de la dépression quand elle représente une fuite en avant et un vide de sens. « Des dépendances ou pathologies sociales peuvent intervenir. Il y a des risques de tomber dans le dopage ou de s’isoler de ses proches. J’ai aussi écrit ce livre afin de prévenir des dangers potentiels. »