Les superhéros dans la BD au Québec

Les aventures de Batman, de Superman et compagnie envahissent aujourd’hui nos écrans à coups de superproductions lucratives. Dans son essai Alter Ego. Le genre superhéroïque dans la BD au Québec (1968-1995), Philippe Rioux revient aux sources en racontant comment ces superhéros 100 % américains imaginés par Marvel et DC Comics sont parvenus à séduire la jeunesse québécoise grâce à la traduction et à l’adaptation de modestes fascicules bon marché qui ont pourtant bouleversé le marché de l’édition durant une trentaine d’années.
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Tous les textes de notre série «Coup d'essai»L’auteur a accompli un travail de moine dans cet ouvrage fouillé, fruit de ses recherches doctorales. Passionné de BD depuis son enfance, Rioux se penche sur le succès des personnages de superhéros au Québec à partir de la Révolution tranquille jusqu’à l’âge d’or des comic books (fin 1960-1995).
« Si l’engouement pour les comic books arrive au Québec en 1968, c’est parce que cette année-là, le lectorat québécois va pour la première fois avoir accès à des traductions en français », explique Philippe Rioux, en entrevue avec Le Devoir. « C’est aussi l’année où arrivent sur les téléviseurs un grand nombre d’adaptations de séries “superhéroïques”, elles aussi traduites comme Batman ou Spider-Man. »
Des amateurs francophones
Les Éditions Héritage, situées à Saint-Lambert, sur la Rive-Sud de Montréal, vont dans un premier temps permettre à des milliers de francophones de suivre les aventures des superhéros américains en se procurant les droits exclusifs auprès de Marvel Comics. « La traduction et la publication au Québec de BD de superhéros vont ensuite se faire de façon ininterrompue jusqu’en 1995, où l’on constate un désintérêt brutal qui peut s’expliquer en partie par l’arrivée des jeux vidéo. »
L’essai insiste sur le rôle de précurseur des Éditions Héritage, qui va constamment tenter de s’adapter aux besoins de son lectorat jeune et exigeant. Sous la houlette de son propriétaire, Jacques Payette, la maison d’édition va notamment proposer dans ses numéros des cours de dessin et un courrier des lecteurs qui auront beaucoup de succès. « L’histoire de cette maison est intéressante à étudier, car elle n’a pas seulement traduit les publications américaines, elle a surtout participé à la création et à la formation d’un réseau québécois d’amateurs de superhéros. »
Au début de la décennie 1980, on voit des superhéros qui mettent de l’avant l’identité canadienne-anglaise et canadienne-française. Le conflit entre les deux solitudes devient alors un signe récurrent dans la BD de superhéros publiée au pays.
Durant presque 30 ans, les comic books vont connaître un succès phénoménal au Québec, ce qui demeure intriguant pour Philippe Rioux, dans la mesure où ils étaient ancrés dans la culture populaire états-unienne. « C’est fascinant de voir comment ils ont pu s’exporter au Québec au coeur d’une culture francophone reconnue pour être différente des standards américains. »
Humour et patriotisme
Il reste que malgré la puissance de feu des comic books, un certain nombre de créateurs québécois vont imaginer des superhéros évoluant dans notre imaginaire, mentionne Philippe Rioux. « Il y a d’abord le regretté Pierre Fournier, avec ses dessins emblématiques. En 1973, il crée le personnage loufoque de Capitaine Kébec portant un habit aux couleurs du drapeau québécois et un casque d’aviateur. »
Même si Capitaine Kébec n’a vécu que le temps d’une histoire courte, il a marqué l’imaginaire collectif, à mille lieues des codes américains de l’époque. « Il est décrit comme un superhéros que personne ne veut. Il essaye d’aider son prochain sans succès et il obtient ses pouvoirs en consommant de la drogue », énumère l’auteur.
Le personnage demeure toutefois captivant puisqu’il oppose la culture populaire québécoise à la culture américaine de l’époque. « On ne pouvait pas concevoir qu’un superhéros sérieux puisse traverser le ciel montréalais. Il fallait tourner ça dans un angle humoristique ou attaquer de front le genre et montrer son ridicule. On est loin de la vision élogieuse et glorieuse de la nation québécoise que l’on retrouve du côté américain. »

L’auteur rappelle qu’aux États-Unis, les superhéros apparaissent à l’orée des années 1930 dans la bande dessinée pour raviver le sentiment patriotique des jeunes soldats partis se battre au front. À la base, ils sont dotés de pouvoirs surnaturels et diffusent les valeurs américaines.
« Ces personnages en costume et doté d’un sens moral infaillible possèdent également une identité double, une civile et une superhéroïque qui leur assure leur anonymat », précise Rioux avant d’ajouter qu’au Québec, c’est justement cette dualité qui va intéresser plusieurs dessinateurs locaux préoccupés par le contexte social, cette division de plus en plus marquée entre les Québécois anglophones et les Québécois francophones.
« Au début de la décennie 1980, on voit des superhéros qui mettent de l’avant l’identité canadienne-anglaise et canadienne-française. Le conflit entre les deux solitudes devient alors un signe récurrent dans la BD de superhéros publiée au pays. »
C’est le cas du jeune Montréalais Mark Shainblum, fondateur, en 1984, de la fameuse maison Matrix Graphic Series. Avec ses amis, comme l’illustrateur Gabriel Morrissette, il va scénariser la série New Triumph featuring Northguard, dans laquelle il met en scène les aventures dans la métropole du superhéros Phillip Wise, alias Northguard. « Le protagoniste est vêtu de l’unifolié. Sa mission est de protéger la nation canadienne contre les envahisseurs étrangers, des espions russes ou des groupes religieux extrémistes américains. »
Puis, arrive quelques épisodes plus tard, une certaine Manon Deschamps, mieux connue sous le sobriquet de Fleur de Lys, habillée bien entendu avec un costume fleurdelisé. « En devenant l’acolyte de Northguard, les créateurs voulaient tenter une réconciliation entre les deux peuples, mais ils voulaient également montrer que c’est uniquement ensemble que le duo peut vaincre leurs ennemis. »