Pourquoi traduire à nouveau les Évangiles?

C’est le best-seller universel. On estime qu’environ cinq milliards d’exemplaires de la Bible circulent dans le monde, et cela, dans plus de 700 langues. Peu de textes ont été plus scrutés, disséqués, discutés et traduits. En français, les traductions se sont multipliées tout au long du XXe siècle. Cela va de la traduction de Louis Segond (1888), réalisée à la fin du XIXe, à la Bible de Jérusalem (1956) en passant par celle de La Pléiade (1971) ou celle d’André Chouraqui (1985), qui était à la recherche des racines hébraïques des Évangiles.
Qu’est-ce qui peut bien, en 2022, motiver un traducteur solitaire de tout reprendre à zéro et de se lancer à corps perdu dans une nouvelle traduction des Évangiles ? C’est le défi auquel s’est pourtant attelé depuis plusieurs années l’écrivain, éditeur et traducteur Frédéric Boyer.
« Chaque nouvelle traduction est à la recherche de quelque chose. J’ai voulu reprendre personnellement ces quatre Évangiles en posant la question de la littérature dans ces textes qui restituent la vie et l’enseignement d’un jeune rabbin appelé Yeshua au début du Ier siècle. Car, ces textes juifs — qui ne sont pas encore chrétiens même s’ils le deviendront — sont d’abord des oeuvres littéraires. Ils racontent des histoires, ce sont des prières, des poèmes qui ont été écrits, lus, transmis et commentés. À leur origine, il y a un acte littéraire. Je me suis demandé en quoi ces textes inventaient un langage nouveau, une littérature et un certain rapport à la tradition et à la transmission. »
À la confluence de plusieurs mondes
On peut s’intéresser à la Bible sans être croyant, explique Frédéric Boyer, comme on peut s’émerveiller des poèmes de saint Jean de la Croix, l’un des plus grands poètes du Siècle d’or espagnol. En 2000, c’est Frédéric Boyer qui avait d’ailleurs été à l’origine de la « Bible des écrivains » (La Bible. Nouvelle traduction, Bayard) qui associa des exégètes à des auteurs connus, comme Jean Echenoz, Emmanuel Carrère ou Valère Novarina. Des Québécois participèrent aussi à l’aventure, comme notre ancienne collègue du Devoir Marie-Andrée Lamontagne et le poète et essayiste Jacques Brault, qui vient tout juste de mourir.
« Cette fois, j’ai eu envie de m’y confronter seul avec des questions un peu différentes », dit le traducteur qui, comme la plupart des spécialistes, ne croit pas à la thèse selon laquelle les Évangiles auraient d’abord été écrits dans une langue sémitique. « On peut toujours fantasmer, comme on l’a fait sur des textes perdus en araméen, en hébreu et qu’on n’a jamais retrouvés. Moi, je crois qu’ils n’ont jamais existé. L’araméen n’était pas une langue littéraire et, à cette époque, on n’écrivait plus en hébreu, mais en grec. Celui qui voulait immortaliser une tradition orale avait intérêt à choisir cette langue. »
Le grec des Évangiles est cependant à la confluence de plusieurs mondes. C’est même une langue que l’anthropologue et philosophe René Girard n’hésitait pas à qualifier d’« abâtardie, cosmopolite et dépourvue de prestige littéraire ».
« C’est vrai que ce n’est pas une langue très littéraire, comme celle de Thucydide, par exemple, dit Boyer. C’est une langue plus populaire, d’exil et de diaspora, très cosmopolite et qui a subi de fortes influences. L’enseignement de ce rabbin se faisait probablement en araméen alors qu’on lisait des textes en hébreu à la synagogue. Les Évangiles portent les cicatrices de ce travail de traduction que j’ai essayé de faire entendre. C’est aller un peu vite que de dire que c’est une langue qui n’est pas belle. D’abord, on n’en sait rien. Ensuite, quand on voit ce que vont donner ces textes, on se dit quand même qu’ils avaient du souffle. »
Faire entendre l’oralité
La langue des Évangiles est d’abord marquée par l’oralité puisque « ces textes, on ne les lisait pas comme aujourd’hui, dit le traducteur. Ils étaient écrits pour être lus en public. À l’écrit, on essayait de restituer la force de cette parole. Dans l’Antiquité, il n’y avait pas d’opposition entre l’écrit et l’oral. C’est après qu’elle va se développer ».
C’est pourquoi, par exemple, Frédéric Boyer s’attache minutieusement à traduire de diverses manières la conjonction kaï, qui ne veut rien dire en soi, mais qui signale la prise de parole. Le texte est donc parsemé en début de phrases de et, de oui et de donc, qui tentent de restituer le rythme d’origine. « Les Évangiles sont pleins de mots comme ça qu’on ne traduit généralement pas parce qu’on cherche la belle langue écrite, ce qui est légitime. Mon idée était au contraire de faire entendre ce travail pour essayer de restituer la force de l’oralité non pas au sens pittoresque, mais parce que cette parole a une force et une musicalité. C’est rapide, rythmé et parfois un peu incohérent. L’idée n’est pas de rendre quelque chose de vraisemblable, mais de capter l’attention, de frapper l’auditoire et de montrer que la parole est une puissance, une action. »
Toucher aux Évangiles, c’est aussi toucher à des mots qui ont depuis longtemps un sens fort dans nos sociétés. « Le mot péché, par exemple, est une traduction française du latin peccatum, qui est lui-même une traduction du grec hamartia, lui-même traduit de l’hébreu. Or, hamartia signifie plutôt faute, manque ou erreur, comme dans “manquer son chemin” ou “rater la cible”. C’est un mot utilisé dans la tragédie. Comme l’explique Aristote dansla Poétique, la faute n’est pas morale. Pour Aristote, Oedipe n’a commis aucune faute morale. Il s’est simplement trompé. »
Dans les Évangiles de Frédéric Boyer, Yeshua ne parle donc pas de « péché », mais d’« erreur ». « Il dit toujours, “vous avez compris ceci”, “moi j’ai compris cela”. La question de l’interprétation est centrale, comme dans la tradition juive en général. Si vous voulez vivre, il faut interpréter. Il n’y a pas de vie sans interprétation. Peut-être que le message principal est là. » De même, sous la plume de Boyer, les prêtres deviennent les sacrificateurs, puisqu’ils avaient la charge des sacrifices.
Les Évangiles puisent à la fois dans les histoires populaires, les légendes grecques et les grands récits de naissance des rois ou des dieux. Boyer compare le récit de la vie de Jésus à celui de cette jeune fille laide dont on découvre tout à coup qu’elle est une princesse. « Il naît dans une étable. Personne ne fait attention à lui, il est rejeté de partout et soudain on dit que c’est lui le Messie, qu’il est né à Bethléem et qu’il est même de la famille de David. »
Comme pour l’Odyssée, il s’agit très certainement d’une écriture collective sur laquelle vont se greffer des histoires. « Marc, Luc, Matthieu et Jean ne sont probablement que des figures tutélaires qui prêtent leur nom aux Évangiles exactement comme on a réuni les chants de nombreux aèdes sous le nom d’Homère. »
La fin d’un monde ?
En 2001, la « Bible des écrivains » avait suscité des polémiques. Des catholiques avaient contesté certains choix de traduction. Cette fois, la polémique pourrait ne pas être au rendez-vous, semble déplorer Frédéric Boyer. « Les milieux chrétiens ne sont plus en très bonne santé, dit-il, et les forces intellectuelles capables de s’intéresser à ce débat ne sont plus là. Ce n’est un secret pour personne que le christianisme s’effondre culturellement et intellectuellement depuis 50 ans. Je parle évidemment de l’Europe. Pourtant, la force du christianisme n’a-t-elle pas toujours été ses écrivains, ses intellectuels et ses théologiens ? Aujourd’hui, il n’y a plus grand monde pour réfléchir, écrire et raisonner… »
Mais, peut-être que l’on va redécouvrir ces textes, rectifie aussitôt le traducteur dans un moment de sursaut. D’ailleurs, pour Frédéric Boyer, le plus beau passage des Évangiles n’est-il pas celui des femmes au tombeau où, venues prendre soin du corps comme on le fait dans la tradition juive, elles découvrent sa disparition ? « Finalement, les quatre Évangiles aboutissent à cette impossibilité de décrire ce qui s’est passé. Ce qui est beau dans ces textes, c’est qu’ils ne veulent pas s’arrêter à la mort. On est obligé de la constater, mais ce ne sera pas la fin du récit. On va raconter comment la vie reprend. C’est peut-être le sens qu’on peut y trouver encore aujourd’hui. »