Totems et tabous

Cette série s’intéresse aux restitutions de biens culturels dans le cadre de la décolonisation des musées. Premier cas : les collections des communautés autochtones du Canada.
Vous décolonisez ? Alors, restituez maintenant !
La restitution des oeuvres et des objets aux communautés autochtones s’annonce comme la grande bataille concrète des prochaines années pour le secteur muséal, qui cherche à renverser radicalement ses fondements coloniaux. Le changement de paradigme embourbe le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), navire amiral de la flotte nationale, dans une crise sans précédent.
« Le rapatriement des oeuvres et des objets découle de la décolonisation », résume Suzanne Sauvage, présidente et chef de la direction du Musée McCord Stewart de Montréal, sans commenter la situation au MBAC. « Pour nous, la décolonisation est un engagement pris dans le long terme. Ce n’est pas une mode. C’est un changement de culture fondamental pour notre institution qui nous engage à reconnaître et transformer les legs coloniaux. »
Le Canada, ancienne colonie comptant des dizaines de nations autochtones, se retrouve par la force des choses au centre du mouvement mondial. La politique officielle du pays a longtemps visé à supprimer les traditions culturelles des Premières Nations. Des agents gouvernementaux, des missionnaires, des ethnologues et des conservateurs ont confisqué des objets cérémoniels en même temps que des artefacts témoins de modes de vie appelés à disparaître.
La grande spoliation s’est étendue à l’échelle planétaire. Au début du mois, le National Museum of Scotland a annoncé qu’il restituerait un totem à la nation nisga’a de Colombie-Britannique. L’oeuvre avait été prise au début du XXe siècle par l’anthropologue et muséologue québécois Marius Barbeau.
Conserver et exposer autrement
Au total, selon un rapport publié en septembre par l’Association des musées canadiens (AMC), les collections témoignant des cultures premières comptent plus de 6,7 millions d’oeuvres et d’objets, dont la grande majorité (94 %) dans huit établissements ayant des collections archéologiques. Le McCord et le Musée canadien de l’histoire sont les deux seuls situés au Québec. Le quart (26 %) des musées canadiens détiendrait des artefacts autochtones. Un sur cent (1,3 %) possède des ossements humains, contrevenant au tabou quasi universellement admis exigeant leur traitement rituel.
Les Haïdas de l’actuelle Colombie-Britannique rassemblent depuis les années 1990 des informations sur l’éparpillement de leurs biens historiques. Ils ont identifié, dans plus de 300 musées du monde, environ 12 000 artefacts susceptibles de rétrocession. Un million de dollars a été dépensé depuis trente ans par les communautés haïdas pour la grande traque, qui a déjà permis la restitution d’environ 500 ossements d’ancêtres. Les travailleurs culturels autochtones parlent de rematriement (en anglais) en reconnaissance de leur système d’héritage matrilinéaire, par opposition au patriarcat colonial.
Dans les faits, les restitutions demeurent très rares. Elles se font plutôt par la conservation et l’exposition des objets historiques selon de nouveaux critères négociés avec les premiers concernés. La solution peut parfois passer par la garde partagée.
« Les musées doivent évaluer leurs collections pour que les communautés sachent ce qui se retrouve où exactement, et en même temps, il faut continuer les débats sur le cadre légal des actions, la forme que prendront les restitutions et leur financement », dit Stéphanie Danyluk, responsable de l’engagement communautaire et des projets autochtones à l’AMC. Elle a corédigé le rapport de septembre intitulé Portés à l’action.
Il n’y a pas de loi canadienne sur la restitution, comme il en existe une aux États-Unis depuis 1990 pour les objets sacrés et en Alberta (2000 et 2008) pour les ossements humains. Un projet législatif est mort au Sénat d’Ottawa en 2019. La première recommandation du rapport de l’AMC demande « d’adopter une législation solide pour soutenir les rapatriements des biens et des ancêtres autochtones ». La deuxième recommande de fournir un financement spécifique pour du travail de rapatriement.
S’ouvrir sans réserve
Une poignée de musées du pays se sont dotés de règles de rapatriement depuis vingt ans, dont deux des neuf fédéraux et sept des treize provinciaux. Le Musée McCord Stewart pratique une refondation active par plusieurs moyens, sans exclure la restitution des biens, dans les faits presque jamais réclamés. L’établissement tout juste centenaire, longtemps géré par l’Université McGill, mais autonome depuis 1988, vient d’adopter un nouveau Plan stratégique (2022-2027) centré sur la décolonisation après la consultation de quelque 600 représentants des communautés, des artistes et des employés. La transformation institutionnelle n’a pas entraîné de crise comme à Ottawa.
Le musée de la rue Sherbrooke a embauché son premier conservateur autochtone, Jonathan Lainey, au tournant de la décennie et il réserve au moins deux places sur son comité d’administration à des Autochtones. Il s’en trouve trois en ce moment, dont le président du CA.
Les réserves sont ouvertes à la demande aux communautés. La nouvelle exposition permanente inaugurée cet hiver (Voix autochtones d’aujourd’hui — Savoir, trauma, résilience) est le résultat d’une consultation de 800 membres des 11 nations du Québec menée entre 2010 et 2018 par la médiatrice culturelle Élisabeth Kaine, elle-même de culture huronne-wendate. Une section complète (Notre univers éclaté) fait directement référence à la violence coloniale avec des rappels de la Loi sur les Indiens jusqu’à l’abattage des chiens dans les communautés inuites.
La p.-d.g., Suzanne Sauvage, ajoute que son établissement développe depuis des décennies de bonnes relations avec les Autochtones, mais que des bouleversements récents ont cristallisé les mutations dans le secteur et dans la société. Elle cite la Commission de vérité et réconciliation, le mouvement Black Lives Matter, la mort de Joyce Echaquan, la médiatisation des pensionnats.
« Les musées d’histoire sont particulièrement sur la sellette, poursuit-elle. Il faut donc s’engager dans la décolonisation de nos pratiques, avec les expositions, la partie visible pour le public, mais [aussi] de beaucoup d’autres secteurs, la programmation éducative et citoyenne, le recrutement, l’interprétation des collections et, bien sûr, dans une ouverture à rapatrier les objets des collections quand il y a des demandes dans ce sens. Notre expérience nous a montré que le rapatriement physique n’est pas nécessairement la solution et que c’est aussi l’accessibilité aux collections qui est en jeu. »
L’identification de la provenance exacte des objets demanderait parfois des ressources que les centres culturels n’ont pas. C’est le cas de certaines ceintures wampums que détient le McCord. Les signes des origines restent parfois trop larges (« les Grands Lacs », par exemple) pour identifier une communauté précise d’origine. Les recherches pourront être facilitées avec l’exposition Wampum. Perles de diplomatie en Nouvelle-France préparée par le Musée du quai Branly-Jacques Chirac de Paris que le Musée McCord va recevoir en 2023 et 2024.