Notre sélection de bandes dessinées du mois de décembre

Et Malraux perdit Mona
Fait divers pas ordinaire que fut l’affaire du périlleux périple de la Mona Lisa en paquebot. L’histoire de ce tableau parti se faire beau pour les yeux de Jackie Kennedy, première dame d’Amérique en 1962, est ici relatée et dessinée par un trio de choc, usant de lignes claires. En filigrane, c’est un portrait du chargé de mission, André Malraux, le résistant d’honneur bombardé ministre d’État sous de Gaulle, que l’on nous livre, sous l’angle le plus révélateur qui soit : un littéraire au pouvoir. Tel Gérald Godin chez nous, le cirque fou de la politique est ainsi passé au tamis de l’écrivain-poète-philosophe, grand admirateur du génie créateur, libre-penseur et insaisissable intrus. Imaginez un Tintin pointu, écrivain imbu de sa personne, élu soi-disant responsable, confronté au rocambolesque d’une situation inimaginable : la potentielle disparition du plus célébré des tableaux dans un huis clos sur l’eau. La drôlerie s’invite dans cette satire, on s’empiffre de péripéties, et on ressort moins bête. Sacrée prouesse.
Sylvain Cormier
Le ministre & La Joconde
★★★★
Texte de Hervé Bourhis et Franck Bourgeron, illustré par Henri Tanquerelle Casterman, Tournai, 2022, 88 pages
Briser les cycles
Les traumatismes se transmettent-ils d’une génération à l’autre ? Voici ce qui sous-tend Géants aux pieds d’argile, un album qui se veut une réflexion sur la passation des comportements violents chez l’homme, en particulier. C’est aussi la question que se pose le personnage de Pat, dont le père, vétéran de la guerre au Vietnam, homme violent et alcoolique notoire, n’a jamais su prendre soin de sa famille. C’est aussi l’histoire de Mathieu, son meilleur ami qui, comme Pat, occupe le rôle de père au foyer alors que leurs conjointes mènent toutes les deux des carrières fructueuses. Essai bien ficelé sur la représentation de certains problèmes vécus par les hommes qui sont, ici, conscients de leurs propres limites et qui décident de briser le cycle de la violence. Le tout dans une recherche de ce que peut être le rôle de l’homme dans un monde où celui-ci ne peut plus se contenter du rôle de pourvoyeur. C’est sensible et intelligent.
François Lemay
Géants aux pieds d’argile
★★★★
Alain Chevarier et Mark McGuire, Moelle Graphik, Québec, 2022, 262 pages
Le dur pavé du désespoir
On sait très peu de choses sur Géraldine (Grotowski), artiste graphique autodidacte, passionnée de littérature et de bandes dessinées, née en Abitibi-Témiscamingue, mais qui habite Québec depuis la fin des années 1980. Récit autobiographique, ce premier album de bande dessinée ? Cela en a tout l’air. En tout cas, c’est criant de vérité, cette histoire qui nous raconte un épisode dans la vie d’une adolescente de Québec qui fuit un foyer familial vivant sous le joug d’un père autoritaire, violent et cruel, qui prend plaisir à appeler ses enfants par leur numéro d’ordre de naissance (elle est la numéro 4), pour se retrouver dans la rue. Son seul réconfort ? Son rat domestique, qu’elle porte autour du cou. C’est une lecture dure, sans fioriture, au dessin froid et inquiétant et qui ne laisse place à aucune trace d’espoir. Pour le moment du moins. Très hâte de voir ce que Géraldine nous proposera pour la suite des choses.
François Lemay
Comme des rats
★★★1/2
Géraldine Grotov, Moelle Graphik, Québec, 2022,70 pages
Le cowboy végé
Après les Noirs, les végés ! Les aventures du cowboy (décidément de moins en moins esseulé) se déroulent encore et toujours dans le Far West du XIXe siècle, mais de plus en plus à proximité de notre actualité. Beau paradoxe pour un Lucky Luke dont le métier — garçon vacher — consiste à mener les bêtes à l’abattoir. Fort habilement, le tandem Achdé-Jul a trouvé l’astuce : s’inspirer de l’histoire. Ainsi, le pionnier Henry Bergh, fondateur en 1866 de la première SPA en Amérique du Nord, déclenche-t-il des réactions extrêmes : le zèle est égal entre éleveurs de bétail dépossédés et défenseurs des félins, canidés et drôles d’oiseaux de la prairie (dont BB, aussi fâchée qu’inévitable). Ça va parfois un peu loin : on est franchement désarçonné par un Lucky trop éditorial et pas assez stoïque, pleurant son Jolly Jumper blessé. Plus crédible est le retour inopiné de Rantanplan, l’ineffable cabot, dont l’intervention involontaire marque un début de changement dans les moeurs sans trop changer la nature des aventures. Meuh !
Sylvain Cormier
Les aventures de Lucky Luke T.10: L’arche de Rantanplan
★★★
Achdé et Jul, d’après Morris, Lucky Comics, Givrins, 2022, 48 pages