Trouver des façons de décoloniser les musées

Des visiteurs au Musée des beaux-arts du Canada, en 2020.
Photo: Justin Tang La Presse canadienne Des visiteurs au Musée des beaux-arts du Canada, en 2020.

La Huronne-Wendate Élisabeth Kaine est une des rares chercheuses universitaires d’origine autochtone. Elle a participé à la préparation de plusieurs expositions sur les cultures des Premières Nations et des Inuits du Québec et a publié « Récit d’une incursion autochtone en territoire muséal » dans le numéro de 2021 de la revue de l’ICOFOM, Décoloniser la muséologie. Elle est titulaire de la Chaire UNESCO en transmission culturelle chez les Premiers Peuples comme dynamique de mieux-être et d’empowerment de l’UQAC. Propos recueillis par Stéphane Baillargeon.

Comment jugez-vous la crise créée au Musée des beaux-arts du Canada par la mise en oeuvre du Plan stratégique autour de la décolonisation ?

Je ne suis pas au courant des détails du dossier et je ne veux donc pas me prononcer sur ce cas en particulier. Je peux dire cependant que, partout où je vois des actions de décolonisation, il devient peut-être dangereux d’agir à tout prix et rapidement. Est-ce même possible de le faire sans heurts ? Personnellement, j’aurais tendance à dire oui, si on le fait dans la conversation. Il faut beaucoup en parler. Il faut que les personnes remplacées participent elles-mêmes à la réflexion. Il faut trouver des façons de décoloniser.

Ça veut dire quoi, décoloniser un musée ?

Le mot n’existait pas quand j’ai commencé en muséologie il y a trente ans. Le terme est arrivé ici dans le discours il y a une dizaine d’années tout au plus, après la Commission de vérité et réconciliation. J’ai appris à comprendre ce concept en même temps que tout le monde. C’est quelque chose que je faisais et qui se résumait à tenter, comme Autochtone, d’avoir la liberté de faire valoir mon point de vue autant dans mon enseignement universitaire que dans mes recherches et travaux en muséologie. Pour moi, ça voulait dire : défoncer des portes pour dire ce que je veux dire comme Autochtone et porter la voix de mes compatriotes. Ce qui est triste, c’est que j’aurais dû être capable de porter cette voix sans passer 70 % de mon énergie à convaincre les autres que cette parole est valable. C’est ça qui n’est pas normal, c’est ça qui est colonial et c’est ça qu’il faut abattre.

Quelles sont les conséquences de cette pratique coloniale ?

Ce n’est pas complètement noir, dans le sens où, maintenant, on nous demande notre avis. Il y a quinze ou vingt ans, jamais on ne nous le demandait. L’Ouest canadien a été précurseur dans le changement, entre autres le Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique. Au Québec, ça a été lent. On m’a demandé de collaborer au Musée de la civilisation pour l’exposition C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du XXIe siècle, présentée en 2013. On me l’a demandé plus récemment au Musée McCord. Mais une fois dans le processus, on voit bien que ça bloque. C’est diffus dans la culture du lieu, dans la formation, dans le rôle des experts qui croient détenir la connaissance. Je ne veux accuser personne en particulier. C’est dans la culture de l’institution. Oui, on m’invite, on me veut, on a les fonds. Mais le personnel n’a pas été formé pour changer de perspective et, dans la préparation d’une exposition, on fait affaire avec beaucoup de métiers. Si ça achoppe chaque fois, c’est fatigant. Il faut former le personnel à la décolonisation et aux autres formes d’oppression. Je forme des étudiants à la maîtrise et, en 45 heures, c’est gagné.

Pouvez-vous nous donner un exemple concret des blocages ?

J’ai travaillé en concertation pour un musée que ce n’est pas la peine de nommer. On visitait 18 communautés. Je portais deux chapeaux, chercheuse universitaire et consultante du musée. Je représentais donc deux institutions colonialistes pour les Premières Nations. Je pensais que ce serait difficile avec les communautés. Au contraire, ça a été un charme. Mais avec le musée, ça a été l’enfer à cause de l’attitude du personnel. À la première rencontre, à Restigouche, j’ai dit qu’on ne devrait pas parler, mais écouter, qu’on ne devrait même pas parler tout de suite de l’exposition. La première chose qu’un muséologue a faite, c’est de distribuer des dépliants sur les communautés et leur culture produits dix ans auparavant par le musée de façon complètement colonialiste, sans les consulter. Il positionnait tout de suite l’institution comme experte des Autochtones. Alors, on s’est fait mettre dehors de la communauté. Le responsable de la culture dans la communauté s’est levé et a dit : « Vos pamphlets, c’est de la merde, c’est exactement ce qu’on ne veut plus et sortez d’ici ! »

Pourquoi est-ce si important de décoloniser les musées ?

Pour des raisons historiques. Le musée est le symbole de l’appropriation. Les nations autochtones ont été dépossédées de leurs cultures matérielles presque à 100 %. Il ne reste presque plus rien dans les communautés, et ce sont beaucoup les musées qui ont collecté — et, dans un sens, on peut se dire « une chance » puisqu’il ne resterait peut-être pas grand-chose étant donné que les communautés étaient tenues dans la pauvreté et l’ignorance, sans moyens, sans possibilité de préserver les collections, surtout pas les peuples nomades.

Toutes les cultures matérielles se sont donc retrouvées en dehors de leurs vues, dans des centres urbains, alors que les Autochtones sont excentrés. Cette culture n’est donc plus disponible pour la transmission intergénérationnelle ou les rituels. Dans la pensée autochtone, les objets ont une âme. Quand on dit « musée » aux Autochtones, le synonyme, c’est dépossession. Dans tout ce courant de la réappropriation culturelle, on veut donc ravoir nos objets, on veut décider de leur utilisation, on veut reprendre contact avec l’esprit de nos objets.

Vous souhaitez même que le musée devienne un lieu de guérison. N’est-ce pas beaucoup demander à une institution culturelle ?

Tout un mouvement en muséologie se questionne sur cette idée. Personnellement, tout ce que je fais en développant des pratiques collaboratives vise ce but de guérison des Premières Nations. Si j’ai un mandat avec un musée, le travail en préparation doit devenir une entreprise de guérison.

À voir en vidéo