Le passé et le futur d’une allusion

Une guerre culturelle, une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, s’étend dans et autour des musées comme dépositaire institutionnel des symboles, de l’art, de l’histoire, de la mémoire, de la nation et, finalement, du vivre-ensemble.
Justin Tang La Presse canadienne Une guerre culturelle, une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, s’étend dans et autour des musées comme dépositaire institutionnel des symboles, de l’art, de l’histoire, de la mémoire, de la nation et, finalement, du vivre-ensemble.

Trois fois de suite, et ça devient une coutume. Tout ce qui compte ou presque en muséologie dans le monde s’est réuni en présentiel et en virtuel à Montréal pendant quatre jours, en mars 2021, en pleine pandémie, pour le 44e symposium annuel du Comité international pour la muséologie (ICOFOM). Le Gotha des savants a alors choisi pour thème la décolonisation du secteur muséal, comme dans les Caraïbes en 2020 et en Écosse en 2022.

La transformation dans ce sens du Musée des beaux-arts du Canada s’arrime donc à un courant de fond qui concerne l’ensemble des établissements de ce monde mondialisé — et ce, bien au-delà des questions de bonne ou de mauvaise gestion de la mutation décolonisatrice à Ottawa. Une guerre culturelle, une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, s’étend dans et autour des musées comme dépositaire institutionnel des symboles, de l’art, de l’histoire, de la mémoire, de la nation et, finalement, du vivre-ensemble.

« Aborder le thème de la colonisation a ouvert la porte à une foule de critiques sur leurs missions fondamentales dans les débats de société, résume le numéro spécial de la revue de l’ICOFOM intitulé The Decolonisation of Museology : Museums, Mixing, and Myths of Origin, paru depuis le symposium. Les reproches sont nombreux et parfois acerbes à l’endroit des musées, comme si on leur en voulait de ne pas contribuer davantage à un nouvel ordre social. D’ailleurs, on finit par croire que le défi de la justice sociale [leur] incombe davantage qu’aux gouvernements dont c’est pourtant la première obligation. En contrepartie, on peut se demander pourquoi [ils] souhaitent assumer cette responsabilité démesurée. »

Cet extrait du texte d’introduction de la revue est cosigné par Yves Bergeron, titulaire de la Chaire sur la gouvernance des musées et le droit de la culture de l’UQAM, institution hôte de la rencontre de Montréal. Le professeur suit évidemment la réforme révolutionnaire en cours à Ottawa, tout en l’éclairant dans une large perspective.

Le spécialiste met en évidence deux mouvements liés à la décolonisation : celui de la nouvelle muséologie et celui de la fracture générationnelle.

On parle beaucoup de décolonisation depuis seulement un an ou deux dans les institutions culturelles canadiennes

 

La nouvelle muséologie. Les théories postcoloniales portant sur les questions de pouvoir et de représentation dans la culture irriguent depuis des décennies les disciplines comme l’histoire et la littérature. Cette perspective critique la prédominance du modèle occidental colonial. La critique du point de vue européocentriste dans les secteurs du musée et du patrimoine a commencé dans les années 1970 en Amérique du Sud, notamment au Chili. Les premiers musées d’art se sont engagés à leur tour dans cette voie depuis une décennie, environ, avec d’énormes conséquences sur le rôle et l’autorité de l’expert. « Les musées s’articulaient historiquement sur la logique du chef-d’oeuvre et de la recherche de l’excellence, où le marché de l’art servait de filtre — avec les galeristes, les expos, les collectionneurs, les musées, dit le professeur Bergeron. Des filtres qui contribuaient à définir l’excellence. C’était aussi le rôle des musées de sélectionner. Maintenant, le chef-d’oeuvre devient identitaire. Si les musées envisagent les acquisitions avec des quotas — pourcentage d’oeuvres de la diversité, d’Autochtones, de noirs, de femmes —, ça bouscule leur logique traditionnelle. »

La fracture générationnelle. Elle amplifie aussi l’effet de crise. Le muséologue québécois explique qu’à la Conférence générale du Conseil International des Musées (ICOM), à Kyoto en 2019 et à Prague au début de 2022, une nouvelle génération de la discipline a voulu faire inscrire dans les mandats des musées qu’ils sont responsables du bien-être planétaire, et rien de moins. « La culture des musées ne va pas se transformer en trois ans. C’est l’affaire de générations, de 10 ou 20 ans, dit M. Bergeron. Visiblement, au MBAC, on essaie d’accélérer le changement, et ça crée de la résistance. C’est un mouvement qui était déjà amorcé et qu’on voit ici comme en Europe. C’est là qu’on s’en va. Mais le musée doit rester un lieu de réflexion, pas de propagande. »

Le Canada à l’avant-plan stratégique

La décolonisation des musées progresse partout avec des effets sur les expositions, voire la restitution de collections complètes. Les institutions culturelles canadiennes se retrouvent au centre du noyau dur du mouvement avec des particularités découlant de son histoire de territoire colonisé où vivent environ deux millions d’Autochtones d’une cinquantaine de nations.

« Le Canada est en avance sur toutes ces questions », dit Jean-Philippe Uzel, professeur du Département d’histoire l’art de l’UQAM, grand spécialiste des stratégies décoloniales, notamment par l’art contemporain autochtone. « Si le Canada ne s’engage pas dans la décolonisation, on se demande qui le fera. Certainement pas les États-Unis. »

Les mutations en faveur d’un examen national des pratiques et des politiques du monde muséal canadien s’accélèrent depuis les travaux de la Commission Vérité et réconciliation (2008-2015). L’Association des musées canadiens a publié en septembre un rapport, dit « révolutionnaire », appelant à « soutenir les organisations, les initiatives et l’autodétermination dirigées par les Autochtones à tous les niveaux d’opérations des musées et dans tous les postes au sein des musées du pays ».

« On parle beaucoup de décolonisation depuis seulement un an ou deux dans les institutions culturelles canadiennes », fait remarquer le professeur Uzel. Au Conseil des arts, on a plutôt mis en branle un processus de réconciliation au milieu de la dernière décennie. On a pris, depuis, un nouveau tournant, comme si la réconciliation n’était pas suffisante. La dynamique de décolonisation pose des questions aux institutions qui doivent faire leur examen de conscience, et ça crée des tensions, c’est sûr. C’est un processus douloureux. On le voit avec le MBAC. »

Le Plan stratégique quinquennal (2021-2026) Transformer ensemble a conduit à la création, au début 2022, d’un département nommé Voies autochtones et décolonisation chargé de relayer la vision des Premières Nations (on y reviendra dans un prochain article) au coeur de la mission du musée. Ce département a une mission transversale avec des effets sur la conservation, les expositions, les relations avec le public. En plus, le plan stratégique ajoute aux normes EDI (égalité, diversité, inclusion), adoptées partout dans la société canadienne, deux autres principes guides de la conduite portant sur la justice et l’accessibilité concentrant les principes évoqués de la nouvelle muséologie et de la nouvelle perspective générationnelle.

« Il ne faut pas non plus dramatiser la situation, dit encore le professeur Uzel. Il faut aller au-delà des mots, accepter de se regarder en face. Le changement peut créer des tensions, il reste néanmoins utile et nécessaire. »

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