Mécènes et galeristes s’inquiètent de la crise au Musée des beaux-arts du Canada

Les démarches entreprises auprès du ministère fédéral du Patrimoine rappellent à quel point la transformation du MBAC ébranle le système de l’art développé depuis le XIXe siècle.
Justin Tang La Presse canadienne Les démarches entreprises auprès du ministère fédéral du Patrimoine rappellent à quel point la transformation du MBAC ébranle le système de l’art développé depuis le XIXe siècle.

De grands mécènes collectionneurs et des galeries contemporaines ont manifesté tour à tour leurs inquiétudes par rapport à la crise qui sévit au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) en écrivant au ministre fédéral du Patrimoine, Pablo Rodriguez.

Un regroupement de grands donateurs et d’anciens membres du conseil d’administration de l’établissement d’Ottawa s’est manifesté dès le 27 juillet 2022. La démarche a suivi de quelques semaines la démission de la directrice Sasha Suda, qui, pendant ses trois années de règne, a fait adopter un plan stratégique de « décolonisation » de l’institution muséale. La mise en oeuvre de cette grande mutation se poursuit sous la direction par intérim.

Le groupe défend la mission traditionnelle du musée. Sa lettre, dont Le Devoir a obtenu copie, trace le portrait idéal du futur dirigeant en mettant l’accent sur une solide formation en histoire de l’art, sur la capacité à entretenir de bonnes relations avec les donateurs et sur le respect de la raison d’être du MBAC (selon sa charte fondatrice), qui est de « développer et maintenir […] une collection historique et contemporaine ».

Les philanthropes qui interpellent le ministre pèsent des milliards dans l’économie — et très lourdement dans le marché de l’art. On y retrouve notamment les mégacollectionneurs de Jean Paul Riopelle Michael Audain, Pierre Lassonde et Paul Genest, haut dirigeant de Power Corporation. La liste comprend des représentants de grandes villes canadiennes, de Halifax à Vancouver — avec une dominante à Toronto (six noms, dont le collectionneur Ash Prakash et Don Pether, roi de l’acier), à Ottawa (quatre, dont Michael Adams, de Cistel Technologies) et à Calgary (trois signataires, dont l’entrepreneur en construction Ronald Mannix et l’investisseur Michael Tims).

Une autre lettre, dont Le Devoir a aussi pris connaissance, a été envoyée au ministre Rodriguez cette semaine par l’Association des galeries d’art contemporain (AGAC), qui représente une soixantaine de marchands spécialisés. L’AGAC se dit préoccupée par l’effet de la transformation du MBAC sur l’acquisition et l’exposition de l’art contemporain, qu’il soit « blanc » ou autochtone. Les galeries représentent des artistes de tous horizons.

Les acquisitions sont déjà des processus très longs et complexes. La crainte, c’est que tout soit maintenant carrément à l’arrêt.

 

Le bilan le plus récent (en date du deuxième trimestre de 2022) fourni par le Musée des beaux-arts du Canada fait état d’un budget destiné aux acquisitions accumulé pour l’année et non dépensé de 5,5 millions, sur un montant total d’environ 8 millions. Le MBAC est le plus grand acheteur muséal au Canada. Les surplus du budget d’acquisition sont transférables d’une année à l’autre, mais il a été impossible d’obtenir le total accumulé depuis le début de la grande réforme, au tournant de la décennie.

Révolution

Ces deux démarches entreprises à quelques semaines d’intervalle auprès du ministère fédéral du Patrimoine rappellent à quel point la transformation du MBAC ébranle le système de l’art développé depuis le XIXe siècle. Les philanthropes, les collectionneurs, les donateurs et les galeristes gravitant autour du musée (celui-là comme les autres) forment les rouages essentiels de la grande machine de validation et de reconnaissance des artistes et de leurs oeuvres et chefs-d’oeuvre, payants symboliquement et commercialement.

« Nous représentons des artistes et nous construisons leur carrière dans le but ultime d’avoir une acquisition ou une exposition dans un musée, explique Julie Lacroix, directrice générale de l’AGAC. C’est le plus gros tremplin pour l’artiste et la galerie. Après, les entreprises s’y intéressent pour leurs collections, l’artiste a plus de chances de remporter des prix, etc. La situation actuelle au MBAC semble créer une pause dans les activités habituelles du musée, ce qui a des conséquences sur la carrière des artistes et les activités de nos membres, qui sont des entreprises commerciales. On partage donc des inquiétudes. »

Facteur qui n’aide pas, le Musée d’art contemporain de Montréal attend — en exil et au ralenti — sa reconstruction. Mme Lacroix ajoute que la décision de manifester l’appréhension de l’AGAC par écrit au ministre découle des informations sur les compressions de postes, y compris en art contemporain, contenues dans la lettre publique de sept anciens employés du MBAC.

« Les dossiers qui nous intéressent se retrouvent sur la glace, autant pour les expositions que pour les acquisitions. Y aura-t-il autant d’expos pour le rayonnement de nos membres ? Probablement pas. Les acquisitions sont déjà des processus très longs et complexes. La crainte, c’est que tout soit maintenant carrément à l’arrêt. »

Des nuances

La révolution en marche en ce qui concerne le projet de décolonisation vise à placer la perspective diversitaire — et autochtone en particulier — à égalité avec la tradition occidentale de l’histoire de l’art (très, très favorable à l’artiste mâle et blanc). Les mécènes comme les galeristes craignent que cette réorientation accordant une faveur au moins égale à de nouvelles voix artistiques se fasse en négligeant les anciennes.

Les deux positions paraissent toutefois plus nuancées, et ne peuvent pas être simplement amalgamées.

 

L’AGAC ne juge pas la gouvernance du MBAC. Les philanthropes ne citent pas le fameux plan stratégique qui bouleverse l’institution ; l’autochtonisation du musée n’est ni critiquée ni même évoquée dans leur missive. Toute la déclaration s’organise tout de même autour de la défense d’un musée où une nouvelle direction pourra comprendre, analyser et porter la perspective occidentale en histoire de l’art.

« Pour que la crise au MBAC ne soit pas vaine, je pense qu’il faut ramener les fondements et les idéaux à l’avant-plan », dit Manon Gauthier, signataire de la lettre, la seule basée uniquement à Montréal. Mme Gauthier dirige la Fondation Jean Paul Riopelle. « Il faut réussir à conjuguer le passé et le présent. Les efforts visant à corriger la réalité parfois brutale de notre histoire ne doivent pas se faire au détriment des artistes qui ont marqué notre histoire. »

Les mécènes vont jusqu’à souligner la trop faible rémunération du poste de directeur et évoquent la possibilité de trouver des « solutions créatives » pour augmenter les émoluments annuels actuels (240 000 $) et ainsi attirer les candidats de haute tenue dans ce secteur mondialisé. Sasha Suda, qui a démissionné du MBAC pour aller diriger le Philadelphia Museum of Art, gagne maintenant près d’un million de dollars canadiens (700 000 $US) par année.

Mme Gauthier assure que la lettre n’a pas été écrite pour promouvoir la candidature éventuelle de Nathalie Bondil. L’ex-directrice du Musée des beaux-arts de Montréal est pourtant appuyée par les collectionneurs de Riopelle signataires de la lettre adressée au ministre.

La dirigeante de la Fondation Jean Paul Riopelle précise s’exprimer en son nom propre, et non pour le compte de tous les cosignataires. « Cette lettre-là a été rédigée en toute bonne volonté parce qu’on sentait un grave enjeu. Ça percolait depuis deux ans. Le virage nécessaire qu’a voulu prendre le musée [avec le plan stratégique] s’est transformé en un débat socioculturel qui n’a pas été géré comme il aurait dû l’être. Le musée, qui doit jouer le rôle d’éclaireur, a failli à la tâche, a failli à fédérer l’ensemble des musées. »

Le ministère du Patrimoine a réagi à la déclaration des philanthropes en les remerciant et en « prenant acte » de leur point de vue. Des copies des deux missives ont été envoyées au conseil d’administration du MBAC, qui ne s’est toujours pas manifesté dans cette crise. Deux Montréalaises dirigent ce CA : Françoise Lyon (présidente depuis 2017) et Mandeep Roshi Chadha (vice-présidente depuis mars 2021).

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