Le Musée des beaux-arts du Canada dans la tourmente

Les dénonciations du climat de travail au Musée des beaux-arts du Canada et de sa réorientation stratégique se multiplient.
Justin Tang Archives La Presse canadienne Les dénonciations du climat de travail au Musée des beaux-arts du Canada et de sa réorientation stratégique se multiplient.

La révolution diversitaire est engagée au Musée national des beaux-arts du Canada. Et les têtes roulent, et les tensions gonflent.

Après les universités, Radio-Canada/CBC, les bibliothèques, les partis politiques comme l’espace public et sa toponymie, c’est au tour des musées du pays d’entrer en crise autour des nouveaux enjeux identitaires.

Les effets de cette mutation fondamentale deviennent on ne peut plus visibles au Musée des beaux-arts du Canada, navire amiral du secteur. La discorde interne a commencé peu de temps après la nomination d’Alexandra Suda comme directrice en 2019. Elle a quitté ses fonctions en juillet. Angela Cassie assure l’intérim depuis et poursuit la grande transformation de l’établissement.

Une nouvelle étape a été franchie mi-novembre avec le congédiement de quatre professionnels, dont le directeur de la conservation et de la recherche technique, Stephen Gritt, et la sous-directrice et conservatrice en chef, Kitty Scott. Ces départs s’ajoutent à plusieurs autres, estimés à plus d’une vingtaine depuis deux ans.

Les dénonciations du climat de travail au musée et de sa réorientation stratégique se multiplient. Les deux grands syndicats, représentant les quatre cinquièmes des employés de l’établissement, ont écrit en novembre au ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez, pour se plaindre de la culture managériale.

Sept anciens employés lui ont de nouveau écrit la semaine dernière pour dénoncer la nouvelle saignée, qui « va influencer la sécurité des oeuvres, le développement de la connaissance des collections et les futures acquisitions et la réalisation d’un programme d’exposition de classe mondiale », écrivent les signataires, dont deux ex-conservatrices, Diana Nemiroff (art contemporain) et Ann Thomas (photographie).

L’ex-directeur, Marc Mayer, a été encore plus sévère dans ses attaques contre les changements en cours depuis son départ de 2019. Dans une entrevue au journaliste Paul Wells, il a parlé d’une « tragédie culturelle canadienne d’envergure ». Il a aussi employé le mot « révolution », comparé sa successeure, Sasha Suda, à Lénine et la directrice par intérim, Angela Cassie, à Staline. « C’est un bordel total [an absolute mess] », a-t-il résumé.

M. Mayer n’a pas répondu aux demandes d’entrevue du Devoir. La présidente du conseil d’administration du MBAC, la Montréalaise Françoise Lyon, a aussi refusé la demande d’entrevue, tout comme le ministère du Patrimoine.

Vous avez dit décolonisation ?

La révolution a son bréviaire, un tout premier plan stratégique pour les années 2021-2026 que la directrice, Sasha Suda, a fait adopter autour du mot d’ordre de la décolonisation. Dans cette perspective de plus en plus prégnante dans le secteur, le musée est conçu comme un lieu central de la colonisation et de la construction nationale qu’il s’agit maintenant de remettre en question en s’ouvrant à la culture et aux visions du monde des communautés culturelles, et des Premières Nations en particulier.

Le document de 23 pages, intitulé Transformer ensemble, écrit en langage inclusif (« employé.e.s racisé.e.s »), dit d’entrée de jeu que, « pour assurer un changement véritable et durable, une optique de justice, d’équité, de diversité, d’inclusion et d’accessibilité doit guider toutes les activités du Musée ».

L’approche adoptée demande de travailler sur deux axes. Le premier veut inclure « les façons d’être et forme de savoirs des Autochtones parallèlement aux normes occidentales ». Le second mise sur la justice, l’équité, la diversité, l’inclusion et l’accessibilité « pour contrer le racisme systémique, la discrimination et les autres obstacles à l’inclusion ».

L’objectif est de faire du Musée « un foyer d’espoir et de guérison ». Le plan parle de résilience et de durabilité, d’une équipe « diversifiée et collaborative », mais aussi de la volonté de « placer les façons d’être et les normes de savoir des Autochtones au coeur [des] actions ».

Le Musée a créé un comité de consultation autochtone pour développer des perspectives enrichies sur les collections. Il a changé son slogan (« Ankosé — Tout est relié — Everything is connected ») et son logo en suivant les recommandations de membres de la nation algonquine. L’accès au musée est maintenant gratuit pour les membres des Premières Nations, les Inuits et les Métis.

Un nouveau département, Voie autochtone et diversité, a été mis en place. Avant sa nomination comme directrice par intérim, Mme Cassie était vice-présidente à la transformation stratégique et à l’inclusion depuis janvier 2021.

Le virage EDI

Le professeur de muséologie de l’UQAM Jean-Philipe Uzel voit dans ce bouleversement « un exemple parfait » de décolonisation. « Toutes les institutions prennent le virage d’égalité, de diversité et d’inclusion (EDI), les universités comme les musées, mais le MBAC va plus loin encore en ajoutant les dimensions de justice et d’accessibilité », dit-il.

« On ne parle pas de n’importe quelle institution. Le MBAC donne le la dans le secteur, dans plein de domaines, et montre la voie. On doit faire ce constat : les musées sont des institutions coloniales et il faut les transformer. Ce qui crée des tensions, c’est sûr. C’est un processus douloureux. »

Le professeur approuve cette mutation, mais s’étonne du congédiement à la mi-novembre de Greg A. Hill, conservateur principal de l’art autochtone, qui semble en contradiction avec les fondements et les objectifs du plan stratégique.

M. Hill aussi y voit un paradoxe, et il se l’explique mal. Il dit au Devoir avoir été consulté et avoir participé comme bien d’autres employés à la définition du projet révolutionnaire.

« J’y crois encore, dit-il. Je crois que le Musée bouge dans la bonne direction, même dans la tourmente. Je crois aussi que l’élimination de mon poste est contradictoire. Il n’y a aucune déclaration publique du Musée pour expliquer comment la disparition de mon poste aide à la mise en place du plan stratégique. Je me pose des questions depuis plusieurs jours sur le leadership en faveur des voies autochtones et de la décolonisation. »

Lui-même a pu organiser des expositions respectant les nouveaux axes, dont Abadakone/Feu continuel sur l’art contemporain indigène international. Toutes les expositions passent en fait par le nouveau filtre. À l’été 2021, le MBAC a présenté Rembrandt à Amsterdam, exposition en préparation avant l’arrivée de Mme Suda, qu’elle a modifiée en y incluant des oeuvres d’artistes autochtones contemporains, dont Ruth Cutland et Kent Monkman.

La décolonisation affecte la préparation de la grande rétrospective qui sera consacrée à Jean-Paul Riopelle à l’automne 2023. Un grand collectionneur, Pierre Lassonde, et la commissaire indépendante Sylvie Lacerte ont confié à Radio-Canada que l’idée de présenter un autre hommage à un homme blanc n’attirait pas la direction, qui l’aurait finalement bien mollement appuyée.

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