L’industrie culturelle, une arme dans la guerre d’idées

Les demandes et les pratiques de censure de livres n’ont en fait jamais été aussi nombreuses depuis des décennies et elles arrivent surtout de la droite, mais pas seulement. Les attaques visent particulièrement les auteurs BIPOC (non blancs), LGBTQ2 ou des sujets jugés trop queer. 
Photo: Giorgio Viera Agence France-Presse Les demandes et les pratiques de censure de livres n’ont en fait jamais été aussi nombreuses depuis des décennies et elles arrivent surtout de la droite, mais pas seulement. Les attaques visent particulièrement les auteurs BIPOC (non blancs), LGBTQ2 ou des sujets jugés trop queer. 

Les guerres culturelles autour des enjeux éthiques continuent de marquer profondément les États-Unis, comme le montrent les résultats des élections de mi-mandat tenues la semaine dernière. Les affrontements entre progressistes et conservateurs se poursuivent avec, en toile de fond, des visions fondamentalement opposées de l’Amérique, de ce qu’elle a été, de ce qu’elle représente et de ce qu’elle devrait devenir.

Des États ont légalisé la marijuana. D’autres ont interdit d’interdire l’accès à l’avortement qui aurait d’ailleurs été la deuxième « question de l’urne » parmi les plus importantes pour l’électorat, après l’économie, selon des sondages réalisés à la sortie des bureaux de vote.

Il y a un an déjà, Glenn Youngkin devenait gouverneur républicain de la Virginie en misant sur la peur de la théorie critique de la race. Les sondages ont alors montré que 9 % des partisans du président démocrate Biden ont changé de camp précisément à cause de ces thèmes. Cette fois, les républicains ont remporté toute la Floride ou presque en suivant leur gouverneur, Ron DeSantis, obsédé par la censure des livres et des programmes scolaires caricaturés comme trop woke.

Les demandes et les pratiques de censure de livres n’ont en fait jamais été aussi nombreuses depuis des décennies et elles arrivent surtout de la droite, mais pas seulement. Les attaques visent particulièrement les auteurs BIPOC (non blancs), LGBTQ2 ou des sujets jugés trop queer.

Des elfes noirs

 

Les industries culturelles, les arts et la littérature comme l’éducation se retrouvent ainsi en première ligne des affrontements autour des questions éthiques. La distribution multiculturelle de la série Rings of Power (Amazon) a déclenché une énième bataille de fans pour célébrer ou décrier l’apparition de personnages à la peau foncée dans la fantaisie cryto-moyenâgeuse. L’elfe noir comme tête de Turc du suprémacisme blanc… On aura tout vu.

Hollywood mène la charge ou subit les attaques, évidemment.

 

« Les Américains en ont assez d’être méprisés, de voir leurs valeurs ridiculisées, moquées et de se faire sermonner », a commenté l’animateur de Fox News Sean Hannity, réputé trumpiste de stricte obédience, après la soirée de distribution des prestigieuses statuettes de 2021. « Des élites à Hollywood, des athlètes professionnels célèbres et d’autres guerriers woke de la justice sociale, imposent désormais constamment leurs convictions politiques dans chaque aspect de votre vie. »

La banque de données sur l’Audiovisuel mondial (IMDB) liste 60 films et séries dans le genre woke. Il existe aussi plusieurs listes de best of dans la même catégorie. La production Supergirl de CBS et CW y est souvent jugée la plus « LGBTQ2 friendly ». La grande finale de l’an dernier montrait un mariage de deux femmes. Il y a en a bien d’autres, de Batwoman à Black Lightning (avec la première superhéroïne noire et lesbienne).

Le groupe militant Gay and Lesbian Alliance Against Defamation (GLAAD) a calculé qu’un personnage sur dix dans les séries télévisées diffusées aux heures de grande écoute aux États-Unis est maintenant lié à la communauté queer. GLAAD milite pour faire monter ce seuil à 20 % d’ici 2025.

Une question récemment posée sur le site Quora demandait : « Pourquoi faut-il que chaque émission de télé soit woke de nos jours ? » Certaines réponses geignardes reprennent les poncifs voulant que les gauchistes contrôlent les centres de production et les plateformes de diffusion en forçant des perspectives supposément « contre nature ».

La métaculture

 

La culture trouve aussi évidemment dans ces guerres culturelles une formidable matière à créer, à divertir, à faire réfléchir. Alors que les attaques partisanes deviennent de plus en plus amères, des productions culturelles exposent les travers sociopolitiques, ridiculisent les exagérations, canalisent les critiques.

Les séries télévisées, au coeur du troisième âge d’or de ce média de masse, en rajoutent constamment et souvent en pur délice. La série Atlanta (la dernière saison se termine cet automne), campée dans la scène rap de la ville, expose constamment les effets du racisme systémique à l’américaine, dont la brutalité policière et la pauvreté endémique avec toujours des notes d’espoir et une poésie assumée.

La servante écarlate (la cinquième saison vient de se terminer) basée sur le roman de Margaret Atwood avertit contre les dangers d’une théocratie misogyne. Master of None (2015-2021) raconte en humour le quotidien banal d’un enfant d’immigrant qui fait face au racisme, à la diversité, aux nouveaux rapports amoureux. Dear White People suit le parcours d’étudiants noirs dans une université de l’élite. La production dénonce les injustices et les comportements racistes sur le campus tout en multipliant les débats autour des thèmes et des problèmes abordés dont l’identité, le multiculturalisme, l’histoire des États-Unis, le rôle des médias, le wokisme.

L’université sert aussi de terreau très fertile à la série The Chair, autre pièce centrale de cette chaîne de productions traitant des guerres culturelles. La scène pivot de la série sortie l’an dernier sur Netflix montre le professeur Bill Dobson (Jay Duplass) en pleine action, dans un amphithéâtre de son université (inventée) de Pembroke, en Nouvelle-Angleterre. Le pauvre M. Dobson déprime à la suite de la mort de sa femme et du départ de sa fille adulte pour un autre collège.

Le cours du jour porte sur l’absurde et le fascisme. Emporté par sa démonstration, le professeur imite le salut nazi. Le geste sert le propos. Il le répète, et des étudiants le filment sur vidéo. La diffusion de la bande suivie du refus du professeur de s’excuser déclenche des effets cataclysmiques.

Toutes les composantes de base de cette comédie intellectuelle s’entremêlent pour façonner une délicieuse exposition critique des tensions autour du wokisme, de l’idéologie diversitaire, de la politique des sentiments.

Sur ce campus fait pour les représenter tous, Ji-Yoon Kim (Sandra Oh) devient la première femme et la première personne non blanche à diriger l’équipe des vieux professeurs immensément cultivés et dépassés, où la jeune enseignante Yaz McKay (Nana Mensah) pourrait devenir la première Noire à se faire titulariser. La directrice Kim elle-même a des rapports très compliqués avec sa famille coréenne et sa fille adoptive d’origine mexicaine.

On peut en prendre et en laisser beaucoup aussi. Les États-Unis dominent la culture mondiale et le Web, mais leurs obsessions n’essaiment pas partout, heureusement. En février 2021, un sondage britannique posait la question suivante : « Lorsque les politiciens parlent de “guerres culturelles”, que pensez-vous qu’ils veulent dire ? » Seuls 7 % des répondants ont répondu correctement, 15 % ont donné une explication farfelue et 76 % des gens ont avoué ne pas le savoir…

Les Amé-ricains en ont assez d’être méprisés, de voir leurs valeurs ridiculisées, moquées et de se faire sermonner Sean Hannity »

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