Le foot dans le sang

Dans les faits, même Amnistie internationale ne réclame pas le boycottage de l’événement.
Photo: Gabriel Bouys Agence France-Presse Dans les faits, même Amnistie internationale ne réclame pas le boycottage de l’événement.

Un petit trou ne peut pas venir à bout d’un grand navire. Pour l’instant, sauf erreur, Le Quotidien de la Réunion demeure le seul média franco-français à avoir annoncé son boycottage de la Coupe du monde qui s’ouvrira au Qatar la fin de semaine prochaine. La Réunion est un département d’outre-mer.

Le journal fondé en 1976, le plus vendu de l’île, tirait à un peu plus de 16 000 exemplaires en 2019. Sa décision de bouder le plus grand événement sportif planétaire après les Jeux olympiques a été annoncée par cette formule lapidaire : « Sans nous », lancée en une le 13 septembre dernier. La nouvelle est remontée jusqu’en métropole, parce qu’il s’agissait d’une première historique pour un média de France, pays fou de foot comme bien d’autres.

Ce texte est publié via notre Perpectives.

En clair, Le Quotidien ne va couvrir aucun aspect sportif du Mondial ni le parcours de l’équipe nationale. Même si les Bleus remportent la compétition, a bien précisé son rédacteur en chef.

D’ordinaire, un texte important du petit journal attire une ou deux dizaines de likes sur Facebook. Avec l’annonce du boycottage, la page du média en a cumulé plus de 5400. Le refus global a aussi forcé les médias métropolitains et d’autres instances sociales à se positionner.

Les questions fondamentales se bousculent pour les journalistes et les patrons de presse. Y aller ou pas ? Et pour couvrir quoi ? Relayer les infos sportives ou pas ? Est-ce même moralement défendable de couvrir des matchs présentés dans des stades qui ont coûté la vie à des milliers d’ouvriers ? Avoir le ballon dans la peau justifie donc de le regarder rouler dans le sang ?

Avec eux

 

Les décisions sont prises. Les grands médias de France et du monde vont couvrir la Coupe du monde au nom de « la mission d’information ». Un exemple : Le Parisien va déléguer cinq journalistes sportifs et une reporter généraliste pour couvrir les questions sociales.

La Revue des médias de l’Institut national de l’audiovisuel a interviewé des journalistes spécialisés qui ont dit regretter l’absence de débat dans leurs rédactions au sujet de cette « mission d’information », qui transforme finalement les pages sportives en caisse de résonance de la propagande de pays voyous. « On passe pour des cons », résume un reporter de L’Équipe, le plus grand média sportif de France, qui en fera des masses évidemment du Qatar.

Les jeux sont faits ici aussi, alors que le Canada s’est qualifié pour sa première participation au tournoi mondial. « RDS se chargera de la diffusion en direct de tous les matchs de la Coupe du monde de la FIFA Qatar 2022, tandis que Noovo Info couvrira les nouvelles importantes qui entourent le tournoi », résume par écrit Patrick Tremblay, chef des communications et des relations publiques de Bell Média. C’est la seule réponse laconique fournie par le géant médiatique à la demande d’entrevue du Devoir, et encore après une semaine d’attente.

Radio-Canada a été beaucoup plus rapide et loquace. Le média public n’a pas les droits de diffusion de la Coupe du monde et devra se contenter de six minutes d’extraits du tournoi dans les bulletins de nouvelles. Un balado hebdomadaire reviendra sur les matchs du Canada, et une chronique quotidienne parlera de la compétition à RDI chaque matin.

« Les nouvelles sportives traiteront de l’événement comme de tout autre événement sportif international dans le cadre de Sports express et sur nos plateformes numériques », écrit Marie Tétreault, cheffe de la promotion et des relations publiques de CBC-RC. Le correspondant Philippe Leblanc sera sur place pour couvrir différents angles sociopolitiques.

« Le professionnalisme reconnu de nos journalistes et les normes et pratiques journalistiques rigoureuses qui encadrent leur travail sont garants d’une couverture complète et équilibrée de toutes les dimensions de l’événement », ajoute Mme Tétreault.

Les médias québécois qui ne dépêcheront pas de reporter (c’est le cas du Devoir) pourront se rabattre sur les agences de presse pour couvrir la compétition et le pays hôte. Le Quotidien de la Réunion, lui, a annoncé que le fil de presse de l’AFP serait expurgé des nouvelles qataries sur son site Web. Et il y en aura.

Dans son webinaire Qatar 2022, l’Agence France-Presse annonçait récemment que sa délégation professionnelle comprendrait une soixantaine de reporters travaillant en plusieurs langues et autant de producteurs d’images. Il n’a jamais été question de boycotter la Coupe du monde. « Au contraire, le rôle de l’Agence est de fournir l’information : évidemment, ce n’est pas en n’étant pas dans le pays qu’on pourra raconter ce qui s’y passe », a résumé Emmanuel Pionner, directeur de l’AFP Sports.

Informer pour sensibiliser

 

Dans les faits, même Amnistie internationale ne réclame pas le boycottage de l’événement.

« C’est une position de base et il faut se la reposer souvent, mais de façon générale, on ne lance pas d’appels au boycottage parce que ce sont les plus petits pays qui les soutiennent et ça ne fonctionne pas vraiment », dit France-Isabelle Langlois, directrice générale d’Amnistie internationale Canada francophone. Le seul boycottage qui a vraiment fonctionné, c’est celui de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Mais le monde entier boycottait, les États, les compagnies, les artistes, les sportifs. La pression a fonctionné. »

L’organisme de défense des droits de la personne mise plutôt sur la sensibilisation. Amnistie a déposé des rapports dévastateurs sur la préparation de la Coupe du monde. Ces enquêtes sur la kafala, considérée comme une forme d’esclavage moderne, documentent la mort de milliers d’ouvriers, la non-rémunération des travailleurs, la saisie de leurs passeports, des conditions de vie et de travail effroyables, l’absence de ressources médicales et la répression féroce de la moindre manifestation de mécontentement.

Et ça continue. Le Soleil vient de publier l’histoire d’un paramédical québécois qui a vu, de ses yeux vu de nouvelles répressions des travailleurs victimes de la kafala.

« Il y a un intérêt de plus en plus important ici et ailleurs dans le monde de la part des médias pour porter cet enjeu, dit la directrice Langlois. La sensibilisation passe par le relais des informations. […] Quand on a commencé à interpeller la FIFA en 2010, la Fédération refusait de nous entendre. Au moins, maintenant, elle revoit nos critères, nos recommandations. On note aussi une plus grande conscientisation des équipes sportives. »

Des questions qui se posent au Qatar se posaient déjà pour la Chine et la Russie, pays hôtes des Jeux olympiques. Les Jeux olympiques d’Asie de 2029 seront présentés à Trojena, au milieu du désert saoudien, pour ajouter aux enjeux sur les droits de la personne des problèmes environnementaux…

« C’est la grande question, dit Mme Langlois. Pourquoi continue-t-on à organiser de grandes réunions internationales au Qatar, en Russie, en Chine, etc. ? On espère qu’il n’y aura plus de présentation de tels événements dans de tels pays et que les associations sportives vont se doter de normes encore plus sévères pour le respect des droits de la personne et de la démocratie. »



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