«Déclarations»: Voici la délivrance

Quinze ans que la chorégraphe Mélanie Demers flirte avec le théâtre, ou à tout le moins qu’elle prend plaisir à explorer le pouvoir redoutable que peuvent avoir les mots lorsqu’ils sont savamment alliés aux mouvements (et vice versa). Le directeur artistique du Prospero, Philippe Cyr, a eu la brillante idée de placer sur le chemin de la créatrice une partition qui lui va comme un gant : Déclarations, un texte de Jordan Tannahill qui a vu le jour au Canadian Stage de Toronto en 2018, a été lu par son auteur à La Chapelle en 2021 à l’occasion du FTA, et est ici vigoureusement traduit par Fanny Britt.
Né à Ottawa en 1988, Jordan Tannahill est un secret anglo-canadien de moins en moins bien gardé. On lui doit entre autres Liminal (La Peuplade, 2019), un roman que la collègue Anne-Frédérique Hébert-Dolbec a qualifié de « prodigieuse odyssée » mettant à l’épreuve « les limites de la raison et de la matérialité ». On pourrait employer les mêmes mots pour définir Déclarations, une pièce autobiographique (dans le sens le plus riche du terme) qui a surgi de son auteur au moment où il a appris que sa mère avait reçu un diagnostic de cancer incurable. Adressés à cette dernière, mais aussi aux amants, à la société et à l’époque, les vers claquent et leur accumulation compose une époustouflante déclaration d’amour et de haine, un déferlement de joie et de colère.
Poétique et cinétique
Pour donner une matérialité à un monde fuyant, une réalité aux choses et aux sentiments, aux relations et aux événements, l’auteur nomme inlassablement ce qui l’entoure, le grave aussi bien que le trivial. « Voici comment meubler les heures de la journée / Voici une chanson qui me fait penser à toi / Voici une chanson dont on a oublié les paroles / Voici une tradition orale / Voici l’amour oral / Voici une ovation / Voici un groupe de gens qui regardent le ciel. » Puis il trouve une forme d’apaisement dans le souvenir, une consolation dans la contemplation des nombreuses traces que laissent en nous les êtres qui nous ont été cruellement dérobés.
Défendue par cinq interprètes d’une grande agilité — Macha Limonchik, Vlad Alexis, Marc Boivin, Claudia Chillis-Rivard et Jacques Poulin-Denis —, la pièce est poétique en même temps que cinétique, elle explore la musicalité du langage et celle du corps, elle fait appel à la choralité tout en tablant sur la singularité, elle met la précision au service de la spontanéité, voire de l’improvisation. Impressionniste, jamais explicite, jamais linéaire, parfois carrément abstraite, mais surtout très évocatrice, l’expérience requiert un certain abandon.
À la hauteur de la partition, le spectacle brouille astucieusement les sens, épouse le caractère queer de l’oeuvre. Malgré les nombreuses consignes scéniques inscrites noir sur blanc par l’auteur, on sent partout sur le plateau la signature unique de Mélanie Demers. Dans un environnement kitsch propice aux réminiscences, sur une grande moquette épaisse où les objets du passé s’accumulent, les cinq protagonistes, qui sont autant d’aspects contradictoires et pourtant unis par une même psyché, exécutent en lingerie brodée des rituels poignants, des cérémonies baroques sur lesquelles il est permis de projeter nos propres désirs, nos propres deuils, notre propre soif de délivrance.