La bibliothèque de Drummondville comme centre de travail social

Il choisit Gustav comme nom d’emprunt le temps d’expliquer comment un nouveau service d’entraide aux usagers de la Bibliothèque municipale de Drummondville lui a offert assez de soutien pour lui redonner le goût et les moyens de mieux vivre — et rien de moins.
« Je me suis présenté là un jour d’hiver 2021, en pleine pandémie, en situation de détresse, explique l’homme au tournant de la trentaine, calmement et en s’exprimant très bien. J’avais besoin d’aide, de parler à quelqu’un. J’étais venu à la bibliothèque chercher du réconfort, de la chaleur, parce que j’avais vécu beaucoup de stress, de rejets, de situations pénibles. »
Il venait de passer la nuit dans un refuge qui évacuait ses dortoirs à 7 h du matin, été comme hiver. Les portes de la chaude bibliothèque ouvraient trois heures plus tard. Il attendait dans le froid quand Jean-François Fortin, chef de Division du lieu, s’est approché.
« Il m’a parlé de cette possibilité de rencontrer un genre de psychologue ou d’intervenante qui pourrait m’écouter et prendre du temps avec moi, dit Gustav. J’ai accepté. J’ai rencontré Célina, et la première discussion a duré une heure et demie ensemble. J’ai compris que je pouvais être écouté et apprécié. Si je n’avais pas rencontré cette fille-là, je ne pense pas que je me serai suicidé, mais j’aurais peut-être été interné à l’hôpital. »
Célina André n’est pas psychologue, mais bien intervenante de rue et maintenant, de bibliothèque. Elle a 26 ans et a accepté ce travail atypique et pionnier après son diplôme d’intervention en délinquance. Elle se souvient très bien de sa rencontre avec Gustav et est encore plus heureuse de l’avoir aidé.

« Je suis dans l’être, dit-elle pour résumer son travail. Je suis présente. Je suis dans l’écoute. Les gens me voient tous les jours et comprennent que je peux aider. »
Elle donne des exemples concrets de ses quelque 400 interventions dûment répertoriées auprès de 127 individus entre octobre 2021 et juin 2022, selon un bilan de la première année du projet de son intégration professionnelle à la bibliothèque. Le document note aussi « une forte diminution de la fréquence et de l’intensité des conflits d’usages en comparaison des années précédentes ».
Des exemples d’interventions concrètes ? Mme André a aidé à chercher un logement ou un refuge, préparer un CV, s’inscrire à des cours de formation, trouver un emploi, obtenir un rendez-vous médical, obtenir une place dans un centre de désintoxication. Et puis, elle peut « juste être là », comme elle le dit aussi.
Un tiers-lieu
La bibliothèque est l’équipement public démocratique par excellence et « un puissant agent de transformation et d’enrichissement social, parce qu’elle rejoint sans discrimination toutes les couches de la société », résume un mémoire des Bibliothèques publiques du Québec présenté à l’Union des municipalités en 2010. Pourtant, 283 villes québécoises n’offrent toujours aucun service de ce genre et ne possèdent aucun équipement spécialisé selon une enquête publiée en octobre.
Mais pas Drummondville. Sa bibliothèque a été construite en 2017 dans le centre historique de la ville, à l’emplacement d’une ancienne gare de triage. La qualité exceptionnelle de l’édifice Francine-Ruest-Jutras (nommée en l’honneur de l’ancienne mairesse qui a dirigé la ville pendant 25 ans) a été soulignée par une médaille du Gouverneur général en architecture et le Grand Prix d’excellence de l’ordre des architectes du Québec. L’immeuble translucide, tout en courbes de panneaux de verre céramifiés, est issu d’un concours remporté par le consortium Chevalier Morales et DMA Architectes.
La merveille attire en moyenne plus de 1100 personnes par jour, avec des pointes à 2000 usagers. « On n’avait pas anticipé un si grand succès, dit M. Fortin, rencontré sous les deux magnifiques escaliers hélicoïdaux du hall central de la bibliothèque. On se retrouve avec beaucoup, beaucoup de monde. On est ouvert, on est accueillant. Peu importe ton milieu, ton apparence, ta situation socioéconomique, tu seras reçu ici. Mais il nous fallait un moyen pour favoriser la cohabitation de tout le monde. »
L’embauche d’une pro de l’intervention de rue s’inspire de modèles développés aux États-Unis et dans certaines provinces. Le projet pilote a été lancé il y a un an avec La Piaule Centre-du-Québec. L’organisme communautaire, fondé en 1984, a développé une expertise d’intervention auprès des personnes en rupture avec les réseaux d’appuis traditionnels.
Mon travail se démystifie.Je ne suis pas un agent de sécurité. J’ai un look un peu trash avec mes piercings dans la face. Encore aujourd’hui, certaines personnes peuvent se demander c’est quoi mon rôle dans une bibliothèque.
« On avait déjà recensé la bibliothèque comme lieu pour intervenir, explique Francis Lacharité, directeur de La Piaule, lui aussi rencontré à Drummondville. Mais on ne pouvait pas déléguer ici à temps plein un de nos cinq travailleurs de rue. » Célina André a donc été embauchée avec un salaire payé par la ville.
La jeune intervenante bénéficie du réseau de contacts et des services de La Piaule, qui a ses bureaux tout près, dans un ancien garage. Lors de la visite des lieux avec M. Lacharité, on découvre une école pour adultes proposant des cours en français et mathématiques, un centre d’accès au matériel d’injection et même une clinique médicale. Un bilan de la première année du projet d’intervention à la bibliothèque liste quelques enjeux précis, les mêmes que partout : la santé mentale, la consommation, les dépendances, l’exclusion, la rupture sociale, les difficultés économiques, l’itinérance, la violence, les déviances et la petite criminalité. Pas vraiment de la matière à bibliothécaire…
« Mon travail se démystifie. Je ne suis pas un agent de sécurité. J’ai un look un peu trash avec mes piercings dans la face. Encore aujourd’hui, certaines personnes peuvent se demander c’est quoi mon rôle dans une bibliothèque. Mon rôle, c’est de parler, de rencontrer des gens dans ce troisième lieu assez unique. »
En sociologie urbaine, le tiers-lieu désigne un espace communautaire complémentaire au travail et à la maison, là où les citoyens peuvent échanger. Le terme apparaît dans le rapport pour désigner un espace « ouvert, démocratique, un milieu de vie ».
Ce tiers-lieu devient encore plus essentiel après les crises qui s’accumulent. La pandémie de la COVID-19 a isolé beaucoup de gens. Les problèmes de santé mentale gonflent. La crise du logement frappe. L’inflation fait des ravages. La décision sera prise dans quelques semaines par la Ville de continuer ou pas la collaboration entre la Bibliothèque et La Piaule.
« L’hébergement d’urgence affiche complet tous les jours depuis presque deux ans, dit le directeur Lacharité à l’aptonyme bien à propos. Les demandes ont augmenté dans les banques alimentaires. L’itinérance visible augmente. La consommation de drogue et d’alcool est donc aussi de plus en plus visible dans les parcs. »
Gustav, lui, est sorti de la rue. Il travaille. Il a un logement. Il a un permis de conduire. Il a arrêté de fumer le tabac comme le pot. Il a recommencé les études à La Piaule il y a un mois pour obtenir son diplôme secondaire.
« Je veux me reprendre en main et devenir un adulte responsable », dit-il, en avouant retourner environ une fois par semaine, mais maintenant la tête haute, à la bibliothèque qui a changé sa vie…