Christian Bégin, seul avec ses pensées

« Ce n’est absolument pas une décision banale », affirme d’entrée de jeu Christian Bégin à propos de son retour à l’humour, un genre auquel il ne s’est pas risqué depuis 25 ans. Ce spectacle solo, Les 8 péchés capitaux, qui connaîtra sa première montréalaise au théâtre Outremont le 19 octobre, l’artiste de 59 ans le considère comme une mise à l’épreuve. « J’ai envie de valider des choses, reconnaît-il. Je veux vérifier si j’ai atteint mon obsolescence programmée. Je me demande si je suis encore capable de relever un pareil défi. Si je suis en phase avec le monde dans lequel je vis. Ce que j’ai à dire, les réflexions qui me traversent, sont-elles pertinentes, peuvent-elles trouver écho chez des gens qui appartiennent à toutes les générations ? »
Même si son dernier spectacle solo, I’ve Got a Crush on You ou J’ai une orangeade sur toi, remonte à un quart de siècle, le comédien-animateur semble n’avoir rien perdu de son engouement pour le genre humoristique : « C’est une forme que j’ai toujours beaucoup aimée. Je retrouve avec beaucoup de bonheur l’adresse directe au public. C’est un type de conversation qui n’a rien à voir avec les autres arts de la scène. Tu reçois une réponse immédiate. Tu as tout de suite l’heure juste. À l’aube de la soixantaine, je voulais renouer avec ça, c’est le cadeau que j’avais envie de m’offrir. »
Puis, du même souffle, il ajoute : « C’est un cadeau empoisonné, aussi, d’une certaine manière. Parce que je monte sur scène avec bien moins d’insouciance qu’à 30 ans, en étant beaucoup moins frondeur. Je sens bien que j’ai un capital de sympathie, mais il y a tout de même envers moi des attentes qui sont grandes. C’est un geste grave que celui de se tenir seul sur une scène, ça demande du courage et j’avoue qu’il m’arrive d’avoir une boule d’angoisse dans le ventre. Cela dit, parce que l’humour est une arme de subversion massive, un miroir aussi déformant que révélateur, je pense que je serais fou de passer à côté de ça. »
Pour ce spectacle coécrit avec René Brisebois, qui a notamment collaboré avec Pierre Brassard et Patrick Huard, et mis en scène par Chantal Lamarre, qui a occupé cette fonction pour Jean-Marc Parent et Alex Perron, Bégin a choisi de procéder à une période de rodage bien plus brève que celle que la plupart des humoristes s’accordent. « J’ai seulement une dizaine de représentations dans le corps, explique-t-il. Je ne voulais pas en faire plus. J’ai testé le matériel devant des publics de différents âges, dans des villes grandes et moins grandes, et tous ont bien réagi. Je sentais que c’était suffisant. »
Christian Bégin avoue que sa manière peu orthodoxe de travailler désarçonne parfois les membres de son équipe : « Comprenez-moi bien, je sais me remettre en question, mon texte se transforme sans cesse, je réécris chaque jour, mais je ne ressens pas, comme d’autres, le besoin de roder le spectacle pendant un an, tout simplement parce qu’il ne répond pas à une mécanique mathématique du rire. Ce n’est pas une succession de thèmes, c’est le même thème qui se déploie sur 90 minutes. »
Droit de parole
Justement, quel est-il ce thème ? « La prémisse de départ, explique Bégin, c’est que je suis un quinquagénaire blanc, hétérosexuel, cisgenre et privilégié. Donc l’incarnation de ce qui, selon une certaine mouvance, devrait se taire. Je comprends d’où vient cette pensée. Moi-même, il y a plusieurs hommes blancs que je ne détesterais pas museler. Or, si eux continuent de parler, je ne vois pas pourquoi moi, je devrais me taire. Alors qu’on traverse une époque de libération de la parole, on ne va tout de même pas se mettre à hiérarchiser, à décider qui a et qui n’a pas le droit de se prononcer. Je ne me sens ni le bouc émissaire de qui que ce soit ni le porte-étendard de quoi que ce soit : je prends la parole en mon propre nom. »
Je suis plein d’auto-dérision. C’est ce qui m’a sauvé dans la vie. Tout le monde devrait y avoir recours. Elle est essentielle.
Bien qu’il aborde des sujets qui sont dans l’air du temps, comme la notion de consentement et l’écriture inclusive, Bégin assure qu’il ne s’agit pas d’un spectacle sur l’actualité. « C’est une mise au point personnelle, explique-t-il, un état des lieux, un règlement de comptes avec moi-même. Je me demande si j’ai encore la rondelle sur la palette. Malgré mon statut, selon lequel je devrais cocher toutes les cases du bonheur, il reste que c’est souvent compliqué d’être moi. Vous ne soupçonnez pas à quel point ça tourne constamment dans ma tête. Alors que plusieurs s’imaginent que j’ai une vie idéale, j’essaye juste de surnager. Après 13 ans de thérapie deux fois par semaine, je vis plus aisément avec l’homme que je suis, mais je sais que rien n’est définitivement gagné. »
Christian Bégin estime que toute la société ressent en ce moment de l’inconfort : « Je ne crois pas que ce soit le propre des quinquagénaires que d’être dépassés par l’époque. On éprouve tous un malaise à l’heure actuelle. Parce que la vitesse des changements auxquels on est soumis nous empêche de métaboliser tout ça. Il y a des choses dont on ne parlait presque pas il y a 15 ans et qui sont aujourd’hui des réalités qu’on veut inscrire très rapidement dans nos vies, trop rapidement, je pense. À mon avis, les inconforts sont transgénérationnels, et c’est pourquoi il me semble que mon spectacle peut concerner tous mes contemporains. »
Rire de soi
Si Bégin est convaincu que son spectacle n’a rien pour créer la controverse, c’est d’abord parce qu’il sait rire de lui-même. « Je suis plein d’autodérision, clame-t-il. C’est ce qui m’a sauvé dans la vie. Tout le monde devrait y avoir recours. Elle est essentielle. Collectivement, je trouve qu’on manque beaucoup d’autodérision. En ce moment, on a l’épiderme si sensible, on est à ce point enclins à condamner que nous n’arrivons plus à rire de nous-mêmes. Quand je m’aventure sur des terrains glissants, lorsque j’aborde des sujets qui suscitent de la crispation, j’évite d’être sentencieux ou moralisateur. Mon réflexe, c’est de désamorcer le propos en passant par moi, en me moquant de mes travers. Quand je me sens dépassé, et ce n’est pas rare, je n’hésite pas à l’admettre. »
Mais qu’est-ce que les péchés capitaux viennent faire là-dedans ? « Au-delà de la dimension judéo-chrétienne des péchés, explique Bégin, il reste que l’orgueil, la gourmandise, la paresse, la luxure, l’avarice, la colère et l’envie, ce sont des thèmes qui sont très présents dans nos vies. L’avidité, elle est mur-à-mur en ce moment. Les gens en veulent toujours plus. Les péchés, dans le spectacle, c’est une forme, ce sont des concepts qui me servent de leviers pour parler d’autres choses. Ça me permet d’aborder les joies du vieillissement, la disparition de l’espace privé, le recul des faits devant les croyances, la mise en scène de nos existences… sans oublier cette colère qui gronde, partout et tout le temps. »