«Cyclorama» : une fresque historique en mouvement

« Alors que j’ai grandi dans l’imaginaire québécois de la survivance culturelle et linguistique, j’ai très tôt ressenti le besoin d’aller voir ailleurs », explique la comédienne, autrice et metteuse en scène Laurence Dauphinais, dont le spectacle Cyclorama, une comédie documentaire sur la dualité culturelle montréalaise, commence au théâtre Centaur pour se terminer au Centre du théâtre d’Aujourd’hui.
Francophone jusqu’au bout des ongles, Dauphinais est néanmoins attirée depuis l’enfance par la culture anglo-montréalaise. Née en 1983, élevée dans la métropole par des parents qui sortent leurs quelques mots d’anglais lors du voyage annuel à Old Orchard, elle est aujourd’hui bilingue et travaille régulièrement avec des artistes anglophones. « Il fallait que je quitte ce qui m’était familier, explique-t-elle, il fallait que j’assouvisse ma curiosité, que j’élargisse mon carré de sable. Je n’étais pas seulement attirée par la culture anglophone, je l’étais par tout ce que je ne connaissais pas, mais la langue anglaise est rapidement devenue un passe-partout vers un paquet d’autres choses, vers tout ce qui existait à l’extérieur de la province. Je ne me suis jamais coupé du français, bien au contraire. Tout ça, pour moi, c’est un processus d’addition, pas de soustraction. »
Vue d’ensemble
Le cyclorama est une scène peinte sur un grand panneau circulaire qui permet au spectateur d’observer tous les angles simultanément. Celui de Laurence Dauphinais est une fresque historique en mouvement avec laquelle la créatrice souhaite réunir les deux solitudes, autrement dit « creuser le malaise en espérant qu’il se dissolve ». « C’est un projet qui me ressemble beaucoup, qui porte mon ADN », explique celle qui signe le texte et la mise en scène en plus de jouer dans le spectacle d’environ trois heures.
Dauphinais a imaginé le concept après avoir reçu une invitation commune de Sylvain Bélanger, directeur artistique du Centre du théâtre d’Aujourd’hui, et d’Eda Holmes, qui occupe les mêmes fonctions au Centaur. Les deux rêvaient d’une collaboration entre leurs théâtres. « Je trouvais que présenter le même spectacle devant le même public à la fois dans un théâtre anglophone et dans un théâtre francophone, c’était non seulement inédit, mais aussi pas mal excitant, explique la femme de théâtre. Au périple sociohistorique que propose la représentation s’ajoute un déplacement physique, puisque le public prendra l’autobus (où le spectacle se poursuivra de manière audio) pour se rendre du Centaur jusqu’au théâtre d’Aujourd’hui en empruntant le boulevard Saint-Laurent. »
Pour que la situation change, que les publics des théâtres se diversifient, que les communautés se rencontrent, la créatrice est d’avis qu’il faut que les institutions s’en mêlent. « Il se passe de belles choses à la Chapelle et à la Licorne, notamment, mais je pense que ce n’est qu’un début. Il est indispensable d’imaginer de nouvelles façons de faire. Prêcher à des convertis, ça ne m’a jamais intéressée. C’est pourquoi je me consacre à des projets un peu “champ gauche”, comme Aalaapi, où des femmes inuites prenaient la parole. Pour travailler à un spectacle, il faut absolument que je ressente une urgence. Ça peut prendre plusieurs formes, bien entendu, mais il faut toujours que triomphe la nécessité de créer ici et maintenant. »
Je tenais à ce que se rencontrent des publics qui ignorent tout l’un de l’autre. Cyclorama va permettre à des anglophones et à des francophones d’entendre ensemble, simultanément, les interprétations d’une même histoire, les multiples points de vue, les différentes versions des faits.
Parce qu’elle estime que la loi 96 « prouve qu’il y a une fracture importante entre les politiques punitives imposées par le gouvernement, vraisemblablement nourries par la peur de perdre, et le désir d’inclusion porté par [sa] génération et celles qui suivent », la créatrice a décidé de fouler la scène avec Antoine Yared, un comédien montréalais d’origine libanaise qui a grandi en français et en arabe avant d’oeuvrer en anglais au Canada et aux États-Unis.
« Au cégep, Antoine a choisi d’étudier le théâtre en anglais, explique Dauphinais. Un immigrant francophone qui s’inscrit au collège Dawson et opte pour des études en anglais, c’est le plus gros tabou, c’est la plus grande crainte de François Legault. Après ses études, parce qu’il n’avait pas de contacts dans le milieu francophone, Antoine a dû s’exiler en Ontario. Son parcours incarne l’absurdité de la situation actuelle, l’une des tristes conséquences de la rupture qui existe entre les deux communautés. Disons que, pour le spectacle que j’avais en tête, Antoine était l’interlocuteur idéal. » Laurence et Antoine, entre qui il arrive que le ton monte, plongent dans l’histoire pour le moins clivée du théâtre montréalais afin d’analyser les retombées de la politique sur la pratique artistique. À leurs côtés sur scène, Alexandre Cadieux et Erin Hurley, spécialistes de l’histoire du théâtre québécois, sont chargés de faire respecter « un protocole de recherche minutieux », mais aussi de « baliser les émotions et de structurer la pensée des deux protagonistes ».
L’entreprise comporte un caractère didactique que la créatrice assume pleinement. « On est là pour apprendre des choses, lance-t-elle. Je tenais à ce que se rencontrent des publics qui ignorent tout l’un de l’autre. Cyclorama va permettre à des anglophones et à des francophones d’entendre ensemble, simultanément, les interprétations d’une même histoire, les multiples points de vue, les différentes versions des faits. »
Bien souvent, estime Dauphinais, les récits collectifs, ceux dans lesquels nos vies personnelles et professionnelles prennent racine, sont ni plus ni moins que des fictions : « Les clichés qui subsistent, de part et d’autre, il faut les interroger sérieusement. Comme Québécois francophones, en tant que représentants de la culture dominante, en situation de pouvoir, il est important de savoir considérer nos angles morts. J’espère qu’on va arriver à réécrire tout ça ensemble, au présent, le présent de la représentation. »
Tout en étant pétrie de culture anglophone et en étant déterminée à créer et à travailler dans la langue de Shakespeare, Laurence Dauphinais a le français tatoué sur le coeur. « Il ne faudrait surtout pas croire que je me moque de ma langue et du statut du français au Québec. C’est ma langue maternelle, celle que j’aime le plus au monde parce qu’elle est associée à mon récit de vie et à mon éducation artistique. »
Dans le vox pop réalisé par l’humoriste Guy Nantel devant le collège Dawson, une vidéo mise en ligne le 20 septembre dernier dans laquelle des anglophones avaient bien du mal à identifier de grands noms de la culture québécoise, ce que Laurence Dauphinais voit, c’est d’abord et avant tout de l’ignorance : « L’ignorance est très grande à notre époque, déplore-t-elle. Et croyez-moi, elle est loin d’être réservée aux anglophones. C’est un phénomène généralisé, inquiétant, auquel il va falloir qu’on s’attaque sérieusement. Je ne perds pas espoir, mais la situation est préoccupante. Je n’ai pas de solution miracle, mais on devrait peut-être penser à constituer une armée de l’éducation et de la transmission. »