«On a tout l’automne»: voir le Nord autrement

Si Juliana Léveillé-Trudel devait réécrire Nirliit (La Peuplade, 2015), son premier roman, finaliste au Grand Prix du livre de Montréal, avec ses yeux d’aujourd’hui, elle dirait bien des choses différemment, affirme-t-elle au Devoir, attablée dans un café de Rosemont, à Montréal.
Le livre, inspiré de son expérience personnelle au Nunavik, raconte l’histoire d’une jeune enseignante qui met en place chaque été un camp de jour pour les enfants de Salluit. Donnant libre cours à sa révolte, la narratrice s’indigne de la violence et du fatalisme d’un peuple abandonné à lui-même, cherchant dans les rires des enfants et le vol d’une oie blanche d’infimes traces d’espoir et de lumière.
« Nirliit portait beaucoup sur le choc que peut causer l’arrivée dans le Nord et la prise de conscience des injustices. C’était très — peut-être trop — axé sur la tragédie et les généralisations. Depuis, ma pensée a beaucoup évolué. Il y a eu les mouvements de revendication des droits autochtones, les débats sur l’appropriation culturelle, la réalisation collective de l’impact des pensionnats. Surtout, j’ai passé beaucoup de temps auprès des Inuits » , explique l’autrice née à Montréal en 1985.
Juliana Léveillé-Trudel se souvient, lors de ses premiers séjours dans le Nord, s’être sentie perdue devant le casse-tête que représentait pour elle le fonctionnement de la communauté. « Je trouvais que tout était compliqué, et ça me fâchait. Un jour, j’étais prête à déclarer forfait lorsque la directrice de l’école était partie avec la clé du gymnase, qui détenait tout notre matériel pour le camp de jour. En cinq minutes, grâce au bouche-à-oreille, ma collègue inuite est parvenue à trouver un double. Toute seule, je n’y serais jamais arrivée. J’ai compris que c’était moi, au fond, qui rendait tout compliqué, en tenant à mes façons de faire. »
Apprentissages mutuels
On a tout l’automne, son deuxième roman, se concentre plutôt sur le point de vue de sa narratrice, de retour dans la flamboyance de la toundra deux ans après sa dernière visite. Elle y recroise certains enfants du camp de jour, Maggie, Sarah, Louisa, Elisapie et Nathan, dont l’adolescence est aussi nonchalante et affirmée que tailladée de secrets et de blessures.
Avec pudeur et respect, Juliana Léveillé-Trudel démontre comment l’amplitude de ces drames ne peut être qu’effleurée par le regard de l’autre et ne peut être réparée que par ceux qu’ils affectent. À la pitié, la colère ou l’impuissance, l’écrivaine préfère la compassion, la douceur et l’introspection.
Il y a quelque chose de contradictoire dans le fait de vouloir valoriser et renforcer une communauté avec des moyens d’intervention qui ne se passent qu’en anglais.
« Comme ma narratrice, j’ai connu des enfants qui sont devenus adolescents. Ce passage est fascinant, peu importe la culture, mais dans les villages inuits, on ne peut qu’être impressionné par la capacité des jeunes à se relever, par la volonté affirmée d’une communauté de ne pas laisser ses rêves d’avenir vaciller. Comme eux, mon personnage doit traverser ce pont vers l’âge adulte, notamment en acceptant de faire le deuil de sa mère. Ce sont les jeunes, cette fois, qui enseignent à la jeune femme les outils pour continuer d’avancer. »
La protagoniste entreprend ce deuxième voyage pour offrir des ateliers de poésie en inuktitut, la langue des Inuits du Nunavik, aux élèves de l’école ; une idée provenant également d’un projet de l’autrice, mené auprès d’Inuits habitant majoritairement sur l’île de Montréal. « Lorsque j’ai mené mon programme de camp de jour à Salluit, c’était ancré au coeur de la communauté. Tous les adolescents qui y travaillaient venaient du coin. » C’est plus tard, lorsqu’elle a commencé à travailler pour un organisme en persévérance scolaire, que Juliana Léveillé-Trudel s’est mise à se poser des questions sur la légitimité des allophones à vouloir venir en aide aux Autochtones.
« Il y a quelque chose de contradictoire dans le fait de vouloir valoriser et renforcer une communauté avec des moyens d’intervention qui ne se passent qu’en anglais. En tant que Québécois, on est bien placé pour comprendre l’importance d’une langue dans la construction et le maintien d’une culture, et le rapport de pouvoir qu’une langue peut imposer. Avec cet atelier, je souhaitais laisser la parole, écouter sans tenter de diriger les regards ou les intentions. Ça a donné des oeuvres magnifiques. »
La langue comme alliance
Depuis sept ans, la romancière suit hebdomadairement des cours d’inuktitut auprès d’un institut parisien qui enseigne notamment la langue aux travailleurs de la santé qui oeuvrent dans le Nord. « Je pense que tous les Québécois devraient connaître les bases de la langue autochtone du territoire qu’ils occupent. Ça devrait faire partie du programme scolaire. Personnellement, ça m’a permis de mieux comprendre la culture des Inuits, leur vision du monde et même leur façon de parler français. »
Les passages en inuktitut qui traversent le roman ouvrent effectivement la perspective de nouveaux paradigmes, de nouvelles façons d’appréhender le monde et d’ancrer son existence dans ce qui est le plus viscéral, dans ce qui est le plus poétique : le territoire et les émotions.
« Quanik, la neige qui tombe.
Aputi, la neige au sol.
Aniu, la neige propre qu’on fait fondre pour avoir de l’eau.
Pukak, la neige cristallisée qui s’effrite.
Masak, la neige mouillée qui tombe.
Matsaaq, la neige mouillée au sol.
C’est tout. Presque. Avant, je croyais que l’inuktitut contenait des centaines de mots pour dire neige. Ça faisait rire Mary.
C’est une légende pour les Qallunaat. »
« Chaque mot recèle une multitude de détails parce que chaque mot est construit, observe l’écrivaine. Il y a un terme pour les différentes sortes de neige, mais aussi pour les différentes sortes de peur. Je me rappelle avoir eu l’impression d’être contenue en entier dans le terme Pingigak, qui signifie avoir peur pour quelqu’un d’absent, craindre qu’il lui soit arrivé malheur. Tout un sentiment qui m’habitait existait dans un seul mot. Ce langage est si beau et si inspirant qu’il change mon rapport à l’écriture. »