Rêver autrement, avec Daniel Bélanger

« Ma vie est en contraction. / Elle tente de m’expulser / ailleurs qu’en elle-même. / Elle n’y réussira pas / sans que déchire son ouverture. / Je résiste, je tarde. Quand je nais / c’est chaque fois pareil », écrit Daniel Bélanger. C’est précisément au lendemain d’une de ses nouvelles naissances que Le Devoir l’a rencontré. L’artiste lancera en octobre son dixième album, mais c’est plutôt la poésie qui nous réunit, sous les arches feuillues des ruelles luxuriantes du Mile-Ex.
Sous son bras, tout frais sorti des presses, Poids lourd, recueil de poésie paru aux Herbes rouges, autour duquel nous nous asseyons cérémonieusement en arrivant au café, comme auprès d’un nouveau-né. « Mon amour des Herbes rouges remonte aux années 1970 », admet-il sourire en coin, conscient de trahir son âge, avant de renchérir : « C’est sûr que de me retrouver là, ça me donne l’impression d’obtenir un sceau de reconnaissance. »
Sa carrière a été honorée de nombreuses reconnaissances, mais celle-ci revêt un caractère particulier : « Quand j’ai rencontré l’écrivaine Roxane [Desjardins] la première fois, j’ai compris que j’entrais dans un milieu auquel je ne suis pas habitué. Au départ, j’étais très intimidé, mais Roxane travaille avec beaucoup de bienveillance. J’ai eu l’impression qu’elle m’aidait à faire mes devoirs. »
La poésie, chemin non balisé
On reconnaît des qualités intrinsèques aux textes de ses compositions musicales, mais il importe à Daniel Bélanger de marquer une distinction entre poésie et chanson : « Le poème est célibataire et les paroles sont mariées à la musique. » Cette rafraîchissante formule illustre une différence qui a mis le poète sur les chapeaux de roues : « La poésie m’offre une liberté qui me fait du bien. Je vais là où l’idée m’emmène sans être dicté par la mélodie. En musique, à force de faire des chansons, j’ai réussi à trouver une certaine liberté d’écriture, mais avec la poésie, c’est arrivé automatiquement. »
L’auteur-compositeur-interprète, habitué de rencontrer son public à la sortie d’un album, se trouve ici en terrain inconnu : « C’est sûr qu’avec mes chansons, le contact est établi avec le public et je suis comblé. Mais ce qui va arriver avec ce recueil, je laisse aller. On verra. » Quand on évoque l’idée d’une lecture publique, il plonge dans ses souvenirs : « J’ai des images de lectures marquantes, avec des beatniks perchés en haut d’un escabeau, dans une grosse salle où ça sent la sueur. » À tout bon entendeur…
Au fil de la discussion, il s’étonne de certaines interprétations et émotions suscitées par ses poèmes : « C’est ça que j’aime, quand mon oeuvre est livrée au public : apprendre ce que j’ai fait. » Comme si sa création était le résultat d’une immersion en dehors du monde, il lui semble nécessaire de laisser le temps faire son oeuvre : « Je travaille tellement à l’intuition. Je vais probablement mieux connaître mon Poids lourd dans deux ans. Comme quand je sors un album, j’en apprends beaucoup sur ce que je fais par la perception des autres. »
Entre le désir de « prendre part » et celui de « s’effacer » pour témoigner du vivant, Daniel Bélanger et son oeuvre dialoguent : « Écrire pour me sentir /en vie. Dès lors appréhender ma propre absence et aussitôt / cesser d’écrire. Écrire pour / renaître. Maudit soit le /paradoxe de l’inexistence. / Je me souviens de ce chien / piégé sur la glace, / irrésolu devant l’insolvable : / s’il bouge, il tombe, / s’il demeure, il gèle. »
Road trip vers l’abattoir
Poids lourd prend son élan dans l’angle mort d’un camion chargé de porcs : « Hier sur l’autoroute, j’ai doublé / un camion chargé de porcs. Il fonçait / visiblement droit à l’abattoir. » Cette image bouleverse la figure poétique et la poursuit, alimentant au passage de nombreux paradoxes, parmi lesquels la conciliation de notre rapport alimentaire au monde animal et notre volontéde nous inscrire humblement dansl’ordre du vivant.
Porté par une écriture dépouillée, le recueil est nourri de moments contemplatifs et d’envolées qui rappellent le flottement de Rêver mieux. Quelques saynètes s’amusent de l’absurdité de l’existence : « Les cèdres saupoudrés /de neige scintillent. / J’habite peut-être un village / miniature sous un arbre de Noël. / Je monte dans le train ce matin en espérant / ne pas repasser en boucle / devant chez moi. »
Souvent, on baigne dans le décor calme du monde, mais ce camion chargé de porcs hante le recueil : « Parfois, en dépassant un convoi, / je me demande lequel de nous / deux terminera le premier / à l’abattoir. » Nous n’échapperons pas à notre propre mort, mais l’humanité pourra-t-elle éviter l’abattoir ?
« J’ai connu la menace nucléaire et j’ai l’impression d’être rendu à ma quatrième fin du monde. Ça veut pas dire que je la prends pas au sérieux. J’ai grandi avec cet imaginaire-là, et je me dis que ça doit façonner nos esprits, mais jusqu’à maintenant, on s’en est toujours sortis », explique l’artiste.
C’est en embrassant ses propres paradoxes que le poète chemine. Ainsi, à la conscience aiguë de notre propre finitude s’ajoute le désir d’une légèreté, la recherche d’un moment qui sacraliserait une journée. « Tu parles de sacralisation, et c’est vrai que le bon Dieu avait un peu cette job-là : t’enlever un poids de sur les épaules. Il prenait tous tes péchés, les effaçait, et, le dimanche, tu ressortais sur le parvis de l’église soulagé, prêt à en faire d’autres. »
Quelle forme prendra le prochain péché de Daniel Bélanger ? Si le passé est garant du futur, il faut s’attendre à tout. De son propre aveu, il a horreur de la répétition : « Ça m’insécurise de refaire la même chose. J’ai peur de ça. Pourtant, ma vie est très routinière. C’est presque un rituel. Mais, dans mon expression, j’aime ça aller aussi loin que je peux. Je le fais à ma mesure, mais j’essaie de pousser les limites du terrain de jeu et d’avoir de l’espace pour respirer et avoir du plaisir. » En d’autres mots auréolés de sa souriante humilité : « J’essaie juste d’honorer la souveraineté qu’on m’a offerte en me mettant au monde. »