Bannis du milieu, adulés par le public
Deux ans après la vague de dénonciations qui a déferlé sur le Québec, les personnalités qui ont été la cible d’allégations demeurent pour la plupart au ban de l’industrie artistique québécoise. Mais le grand public, lui, semble avoir plus de facilité à oublier leurs frasques. Avec pour preuve les foules qui se déplacent aux spectacles d’Éric Lapointe cet été, ou encore l’appui populaire dont bénéficie Maripier Morin ces jours-ci, avec la sortie du très attendu Arlette.
La Fête des guitares de Lac-au-Saumon, dans le Bas-Saint-Laurent, en a été un exemple patent le mois dernier : Éric Lapointe et Kevin Parent en étaient les têtes d’affiche. Le premier a plaidé coupable à l’automne 2020 à une accusation de voies de fait à l’encontre d’une femme ; le second a été largué par son agence il y a deux ans après avoir été dénoncé sur les réseaux sociaux pour certains de ses agissements. Résultat ? « On a connu notre meilleure année en fréquentation en 15 ans d’existence », relate le président du festival, Michel Chevarie.
Doit-on voir dans ce succès inespéré un pied de nez contre la culture du bannissement ? Contre la censure ? Contre un milieu artistique essentiellement montréalais que l’on trouverait trop vertueux ? Michel Chevarie évite soigneusement de répondre à cette question délicate.
« Il y a tellement d’histoires qui sortent… Peut-être qu’en région, on est un peu moins sensibles à tout ça », se risque à avancer, pour sa part, Jean-François Côté, directeur général du Festival de l’érable de Plessisville. En mars dernier, des jeunes de cette communauté du Centre-du-Québec s’étaient élevés contre la venue d’Éric Lapointe. Le Festival avait toutefois décidé de maintenir le rockeur dans sa programmation, indiquant être de toute façon lié au chanteur par un contrat signé avant son arrestation.
Au bout du compte, son spectacle au Festival de l’érable s’est avéré un véritable succès, en dépit des voix discordantes. « Il y a eu énormément de monde ! Pour être honnête, peut-être un peu moins que lorsqu’il était venu en 2016, avant toute la controverse. Mais Éric Lapointe reste parmi les artistes québécois qui attirent le plus de gens dans les festivals, avec 2Frères et les Cowboys Fringants », poursuit M. Côté.
Dichotomie milieu-public
Bref, certains artistes qui ont été au coeur de controverses dans les dernières années font malgré tout leur bonhomme de chemin. Il n’en demeure pas moins que leur carrière a pâti de cette mauvaise presse. Des promoteurs refusent toujours de les mettre à l’affiche, bien que le public les réclame.
Sous le couvert de l’anonymat, un important propriétaire de salle a d’ailleurs confié au Devoir avoir eu l’occasion d’engager Kevin Parent et Yann Perreau cet été, mais avoir préféré ne pas saisir cette occasion « par souci de bienveillance ». « Il y aurait sûrement eu du monde, par contre. Ces artistes continuent de faire des shows, donc ça veut dire qu’il y a encore un public qui les suit. Je ne pense pas que les gens qui les aimaient ont arrêté de les aimer parce qu’ils ont été dénoncés », prend-il tout de même la peine d’ajouter.
Kevin Parent et Yann Perreau ont donné quelques concerts ici et là dans les derniers mois. D’autres ne sont toutefois jamais revenus sur scène à la suite de la vague de dénonciations de l’été 2020. L’auteur-compositeur-interprète Bernard Adamus n’a à peu près pas donné signe de vie depuis deux ans. Le chanteur n’a ni gérant ni maison de disques. Il se fait extrêmement discret sur ses réseaux sociaux, et son site Web officiel a même été supprimé.
Et pourtant, il figure au palmarès des artistes québécois les plus écoutés dans la province sur les plateformes en continu. Selon des données compilées entre le 15 octobre et le 30 décembre 2021 par l’Observatoire de la culture et des communications, avec son 42e rang, il dépasse Fred Pellerin, Vincent Vallières et même Leonard Cohen. Éric Lapointe se hisse pour sa part à la 22e position, réussissant à attirer un auditoire plus large que bien des artistes du moment, comme Émile Bilodeau ou Koriass.
À noter aussi que l’artiste québécois le plus populaire sur les plateformes demeure le rappeur Enima, qui, fort de son casier judiciaire bien garni, prend un malin plaisir à glorifier la criminalité et le proxénétisme dans ses chansons.
« Que ces artistes soient dans ce classement même s’ils ne jouent pas à la radio, ça en dit beaucoup. Ça montre le fossé qui existe entre l’industrie et ce que les gens écoutent réellement. Ça montre aussi que la poussière finit toujours par retomber. » C’est la conclusion que tire Pierre « Bill » St-Georges, consultant dans l’industrie de la musique.
Quelle culture du bannissement ?
Mélanie Lemay, cofondatrice du collectif Québec contre les violences sexuelles, y voit plutôt les conséquences des « gens qui disent qu’il faut séparer l’artiste et son oeuvre ». Un discours amplement relayé dans les médias, qui a eu pour conséquence de discréditer le mouvement #MoiAussi, regrette-t-elle.
« On ne peut dissocier l’artiste de l’oeuvre, mais on peut contextualiser. L’idée, c’est de ne pas bannir ce qui s’est fait avant comme création. Il n’est pas question d’effacer quoi que ce soit. Mais on doit se questionner sur les nouvelles possibilités qu’on accorde à ces artistes », rétorque-t-elle.
Elle en a aussi contre ceux qui n’ont de cesse de crier à la « cancel culture » — la culture du bannissement — chaque fois qu’une personnalité doit se retirer de la sphère publique à la suite d’allégations à son endroit. Une chimère, selon elle, au vu des carrières relativement prolifiques qu’ont continué de mener les Maripier Morin et Éric Lapointe de ce monde.