Fermer la boucle avec un cerceau

Prenant prétexte de nouvelles nominations à l’Ordre des arts et des lettres du Québec, Le Devoir vous invite dans l’imaginaire d’artistes dont le travail exemplaire fait rayonner la culture Aujourd’hui : Dulcinée Langfelder.
Les gens aiment que tout cadre, que tout entre dans une case, avec une étiquette placée dessus. Ils ne supportent pas que ça déborde, que ça brouille les repères. Je déborde ! C’est l’histoire de ma vie ! Je ne suis jamais entrée facilement dans une catégorie », explique Dulcinée Langfelder. Que fait-elle de si sorcier ? Rien. Tout. Du mime, du théâtre, de la danse, des arts dits numériques. Tout cela en même temps, dans des proportions variables, indéfinissables. Et c’est tant mieux.
« À vrai dire, j’ai surtout circulé dans les milieux de la danse. Sauf que je ne fais pas vraiment de la danse… Mais il faut être danseur pour pouvoir faire ce que je fais », explique Dulcinée Langfelder.
Les mélanges
Oui, elle aime les mélanges des genres. Elle a toujours à dessein pratiqué l’art du métissage artistique. Pour elle, la culture se régénère et s’oxygène à force de multiplier les points de contact entre diverses variables. « J’ai voulu explorer, depuis le début, l’intégration de diverses cultures, de nouvelles technologies. La vie est comme un diamant après tout : elle a plusieurs faces. »
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Le reste de la série «Passion création»D’origine sicilienne par sa mère et slovaque par son père, née à New York des années 1950, Dulcinée Langfelder n’en pouvait plus des États-Unis de Nixon, de la guerre du Vietnam, du mensonge, de la fourberie. Au début dans les années 1970, elle part. Ce sera Paris. « J’avais tellement honte de mon pays ! En Europe, je disais que j’étais Canadienne… En arrivant au Québec, plus tard, j’ai compris que ce n’était pas une bonne idée ! J’ai dit alors que j’étais New-Yorkaise, pour me réconcilier un peu avec mes origines. »
Pourquoi le Québec ? « Oh, ce n’était pas trop loin de New York, où ma famille vivait. C’était francophone, comme à Paris. Ce qui pour moi était important. Et le Québec, c’était aussi à moitié américain. Mais surtout, c’était jeune ! Très jeune. Ce qui voulait dire qu’en principe tout était possible. En Europe, les institutions étaient oppressantes. Ici, oui, tout était possible ! Nous n’étions pas pris sans cesse dans le carcan des institutions, de la tradition. Nous inventions. »
À Paris, elle avait rencontré les fondateurs du théâtre Omnibus, Jean Asselin et Denise Boulanger. « Je ne suis pas venue m’installer tout de suite à Montréal. Je suis passée pour leur dire bonjour. » Elle avait essuyé quelques rebuffades qui ne l’avaient pourtant découragée de rien. Le grand Jacques Tati, par exemple, n’en avait pas voulu à un concours.
« À ce moment-là, je ne savais pas quoi faire de ma vie… À Montréal, ils m’ont dit qu’ils m’attendaient, qu’il y avait un spectacle à monter ! J’ai été emportée… Je suis restée, prise dans une sorte de tourbillon qui n’a jamais arrêté. » Et depuis quarante ans, la voilà qui propose un amalgame unique entre divers univers qu’elle a fait siens et qu’elle a apprivoisés depuis l’enfance, dans des formes tragicomiques traversées par des influences innombrables.
Des ponts
Une de ses joies ? Les ponts lancés depuis Montréal sur le monde. « En comparaison avec New York, il y avait ici des choses que je n’aurais pas pu faire là-bas. Si vous êtes à Broadway, par exemple, il y a des mondes qui ne se croisent pas. » À Montréal, vous pouvez rencontrer des gens de tous les horizons et travailler avec eux, souligne-t-elle. « Ici, les mondes se croisent sans arrêt. On a juste à construire quelque chose à sa mesure », dit-elle. Voilà. À l’entendre, c’est tout simple.
« Je suis, par nature, multidisciplinaire. D’où cela vient-il ? Si vous me présentez un menu, je voudrai goûter à tout… Le côté multidisciplinaire, on peut dire qu’on a mis ça au monde au Québec, avec Michel Lemieux, Robert Lepage et d’autres. Je me souviens qu’au Festival d’Édimbourg, à une époque, tout le monde parlait de Robert Lepage. On le connaissait. Mais personne ne savait qui était Stephen Harper, le premier ministre d’alors… Je pense que les artistes ont un certain pouvoir qui dépasse les frontières. D’une certaine façon, ils en ont plus que les politiciens. Ils ont une vraie influence. »
Victoria, la vieille dame en fauteuil roulant atteinte de la maladie d’Alzheimer qu’a créée Dulcinée Langfelder, a été jouée dans plus de cent villes, aussi bien en anglais, en français et en espagnol qu’en mandarin. En 2009, l’artiste est invitée contre toute attente à jouer sa Victoria au Zimbabwe. Pourquoi l’inviter là, alors que sévit aussi bien Robert Mugabe que le choléra ? « L’organisateur du festival m’a expliqué que Victoria donnait du courage, que nous en avions tous besoin, que le message était universel. Cette pièce pouvait changer quelque chose au Zimbabwe, comme ailleurs, à cause de cela, m’a-t-il dit. J’ai été secouée. »
Et la voilà qui accepte de s’envoler pour le Zimbabwe. « J’ai acheté un livre consacré au dictateur Robert Mugabe, afin d’essayer de comprendre... Est-ce que je devais craindre de me promener avec ce livre où une photo de Mugabe était bien visible ? Non, m’a répondu le libraire. Ce dont le pouvoir a toujours peur, ce n’est pas de sa représentation, mais de ce qui peut germer à travers les arts pour le miner. C’est à travers les arts que nous nous pensons, que les dilemmes auxquels nous faisons tous face apparaissent, que nous trouvons du courage, du sens. Le libraire avait raison. »
Sa pièce Victoria a fait l’objet d’un film. La pandémie en a retardé le déploiement. « Ce film sera mon legs, je crois. C’est ma compagnie qui le produit. Ce n’est pas une captation de la représentation sur scène, mais bien un film, avec son langage. On en a présenté une version à Rouyn, en mars. Le vrai lancement reste à faire. » Ce sera cette année, espère-t-elle.
« Je me suis toujours laissé guider par ce qui m’enchantait. » Pour le 400e anniversaire de Cervantès, l’auteur de Don Quichotte, Dulcinée Langfelder avait investi le personnage de Dulcinea del Toboso, cette femme imaginaire à propos de laquelle l’esprit du chevalier errant se transporte sans que jamais elle apparaisse vraiment dans cette immense fresque sans pareil. « Je m’appelle déjà Dulcinéa. C’était un projet fait pour moi ! Je me suis lancée dans l’époque de Cervantès, dans l’histoire des femmes, de la religion, dans tout ce que les femmes avaient dû endurer en son nom, mais aussi à cause de la vieillesse, des déceptions, de l’amour… »
Elle est en train de remonter sa première pièce, Cercle vicieux. « J’ai 67 ans. On m’a diagnostiqué un cancer. J’ai le sentiment que ce sera ma dernière pièce, ma dernière contribution. »
Le grand cerceau de plastique qui l’a accompagnée durant des années, elle le retrouve pour en quelque sorte fermer la boucle. « C’est Paul Buissonneau qui m’a offert ce cerceau. Il collectionnait tout ! Dans son garage, il avait ce cerceau de plastique dont le diamètre correspondait exactement à ma grandeur. C’est devenu quelque chose de très personnel, une sorte de talisman. Là, je remonte la pièce avec une artiste de cirque. Je la revois avec elle. Le cerceau a quelque chose d’imposant et de doux tout à la fois. Je m’en suis tellement servie pour faire chanter, rire, danser ! Le cercle demeure pour moi un symbole d’inclusion. »
Son bonheur ? « Plusieurs artistes me disent que je les ai inspirés, ne serait-ce que par ma liberté, par l’idée que j’ai toujours mise en avant : notre droit de faire les choses différemment. En tout cas, j’ai l’impression d’avoir fait plus, bien plus que ce que j’espérais faire quand j’avais vingt ans. »