Michel Jean ou comment écrire malgré tout

«Kukum», le roman à succès du journaliste et romancier Michel Jean, s’est vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires. Le livre est désormais traduit dans plusieurs langues.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Kukum», le roman à succès du journaliste et romancier Michel Jean, s’est vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires. Le livre est désormais traduit dans plusieurs langues.

Prenant prétexte de nouvelles nominations à l’Ordre des arts et des lettres du Québec, Le Devoir vous invite dans l’imaginaire d’artistes dont le travail exemplaire fait rayonner la culture.

Il existe des conceptions différentes de l’univers », affirme le romancier Michel Jean. Des conceptions que nous nous devons de reconsidérer, croit-il, à la lumière de ce que la planète est à devenir sous nos yeux. « Nous sommes en train de dévorer la planète ! » Vêtu de son complet bien taillé de lecteur de bulletins de nouvelles télévisées, Michel Jean plaide en faveur d’un enrichissement de nos perspectives. Que chacun puisse désormais jouir d’une meilleure connaissance du monde autochtone ne peut pas nuire à l’avenir commun, explique-t-il en entrevue. Bien au contraire.

« Les Autochtones n’ont jamais perçu l’accumulation de l’argent comme une avenue d’avenir », observe-t-il. « Qu’est-ce qu’il va rester, si on continue comme ça ? On nous a raconté, sans arrêt, que l’humain était au sommet de la pyramide des vivants. Et voici où ça nous a conduits aujourd’hui : pas mal bas… Les Autochtones n’ont jamais envisagé le monde de cette manière. On s’est moqués d’eux pour ça. Il faudra voir, dans la durée, qui avait raison… »

« Je faisais remarquer, dans une conférence, que la forêt boréale avait à peu près disparu, qu’elle était en mauvais état. Tout de suite, je me suis fait reprendre par un professeur d’université en foresterie. Il m’a dit qu’il fallait se pencher, regarder au sol, voir qu’on avait replanté de petits arbres, que tout ça grandissait, que c’était un cycle d’exploitation qu’on maîtrisait. Je n’en revenais pas. Je lui ai dit : “Quand vous êtes à genoux, pour voir les petits arbres pousser, voyez-vous aussi des caribous et des orignaux repousser ?”»

Comment a-t-on pu considérer la forêt comme un espace d’exploitation comme un autre ? « Tout le monde se plaint de ce qui se passe dans la forêt amazonienne. On entend les gens dire que c’est épouvantable ce qu’ils font là-bas… Et ici ? La forêt boréale, ce n’est pas mieux. Qu’est-ce qu’on fait avec notre forêt ? Mais on ne veut surtout pas entendre ça ! »

Une notoriété

 

Connu d’abord du grand public par le truchement de la télévision, Michel Jean s’étonne encore de ses succès récents comme romancier. « J’écris depuis des années. Et je continue d’écrire comme avant. Mais soudain, l’actualité m’a rattrapé. Il s’est passé quelque chose, sans que j’y sois pour rien ! »

Malgré les tournées de promotion à l’étranger et les demandes qui se sont multipliées en raison de cette notoriété nouvelle, il s’efforce de continuer d’écrire chaque matin, au moins quelques heures. Cependant, la paix de l’écriture lui apparaît plus difficile à trouver. Il envisage désormais de partir en France au moins un moment chaque année afin de retrouver des conditions qui lui sont plus favorables.

Kukum, son roman à succès, s’est vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires. Le livre est désormais traduit dans plusieurs langues. Ce succès a suscité un intérêt renouvelé pour les autres livres de l’écrivain. Il doit faire une nouvelle tournée de promotion en Allemagne à l’automne. Une adaptation de Kukum est prévue pour le petit écran. « Je n’ai pas voulu m’occuper du scénario de la série. Je vais garder un oeil sur ce qu’on en fait, bien sûr. Mais le peu de temps dont je dispose, je veux l’utiliser pour continuer d’écrire mes livres », explique-t-il en entrevue, après que nous avons parlé, sans nous presser, d’une vieille passion commune : le vélo.

« Je sais que je suis lu par beaucoup de gens désormais, mais j’écris d’abord pour les Autochtones. C’est vrai. Et c’est important. J’y tiens. Pour eux d’abord. » Sa notoriété lui a permis de lancer un ouvrage collectif autochtone, Wapke. Le livre a aussi suscité l’attention. « Mon but est d’encourager les jeunes auteurs autochtones. Je suis un peu comme un attelage de traîneau à chiens : je tire, je tire, par en avant ! C’est important pour l’avenir. »

Les temps ont changé. Il en est convaincu. La vérité des changements se trouve parfois en décalage avec ce qui nous en est présenté, regrette-t-il. « Il reste encore des choses parfois incroyables. J’entendais l’autre jour, à QUB radio, Gilles Proulx affirmer que les Jésuites nous avaient prévenus ! Que les Autochtones sont des manipulateurs, des êtres fourbes ! J’entendais ça à la radio ! Ces gens-là sont des voix du passé. C’est un peu comme des tambours : une fois qu’on a frappé, on entend encore leur écho dans le lointain. » Néanmoins, il est convaincu que les mentalités évoluent pour le mieux.

« Les gens m’apparaissent beaucoup plus ouverts que ce qu’on peut entendre parfois. Dans la population, chez les jeunes surtout, on s’intéresse aux Autochtones. J’en vois des preuves sans arrêt. Les gens viennent me voir. Ils me posent des questions. Ils veulent comprendre. Ils sont curieux. Parfois, ils sont malhabiles, mais ils sont sincères. »

L’intérêt des jeunes pour le monde autochtone l’enchante. « De façon générale, l’intérêt est beaucoup plus grand qu’avant. Et c’est encore plus vrai à l’étranger. En Allemagne, en France, on m’a parlé de ce que faisait le gouvernement Legault. Un journaliste allemand m’a dit qu’il réalisait l’existence d’un passé trouble au Canada. »

Les langues d’Amérique

Il reste beaucoup de chemin à faire pour que se mettent en place une meilleure compréhension du monde autochtone et un nouvel équilibre social. Michel Jean dit ne pas en être dupe. Il s’étonne par exemple des inquiétudes en faveur de l’avenir du français au Québec dès lors qu’elles sont projetées sur le monde autochtone. « Je comprends bien que le français constitue une langue menacée en Amérique. C’est vrai que le français est menacé. Mais peut-on s’entendre sur le fait que ce n’est pas l’attikamek qui menace le français au Québec ? »

Parfois, il lui semble qu’on pourrait faire l’effort de voir le champ social autrement que dans le seul rapport anglais-français. « On dirait qu’il est impossible de faire une exception, qu’il faudrait accepter de tout voir dans ce rapport anglais-français. » Michel Jean affirme que la gouverneure générale du Canada, Mary Simon, devrait apprendre le français. Mais il soutient avoir été agréablement surpris de l’entendre parler en Europe de questions autochtones. « Bien sûr qu’elle doit apprendre le français. Mais c’est faux et injuste de dire qu’elle est unilingue anglaise ! Elle parle déjà une langue qui est présente sur ce territoire depuis 5000 ans. Pour les Autochtones, il faudrait donc savoir trois langues pour obtenir une fonction pareille ? »

Le passé n’est pas passé. Il ne pourra pas l’être facilement. « Les Autochtones ont été soumis à pas mal plus de racisme qu’on l’imagine. Ma mère, j’ai eu du mal à la faire parler de ça. C’était enfoui en elle, plus ou moins volontairement. Je me souviens d’une fois où j’arrivais avec des amis. Mes amis ont dit quelque chose comme “c’est la mère autochtone de Michel qui est là-bas !”. Elle ne voulait pas entendre ça… Oui, j’ai eu du mal à faire dire à ma mère ce que cela pouvait signifier d’être considéré comme un Autochtone dans cette société. Ce qui expliquait pourquoi elle préférait enterrer cette partie d’elle-même. » Heureusement, répète-t-il, les mentalités évoluent. Le passé n’est pas passé, mais tout change très vite. Et Michel Jean dit éprouver plus que jamais le besoin de se recueillir pour écrire encore.



À voir en vidéo