La mémoire comme champ de bataille

Le musée Skovoroda, en périphérie de Kharkiv, éloigné de tout objectif militaire, a été pilonné. On voit ici des employés du musée en train de transporter une statue du poète et philosophe Gregory Skovoroda, considéré comme un des pères culturels de la nation ukrainienne.
Photo: Sergey Bobok Agence France-Presse Le musée Skovoroda, en périphérie de Kharkiv, éloigné de tout objectif militaire, a été pilonné. On voit ici des employés du musée en train de transporter une statue du poète et philosophe Gregory Skovoroda, considéré comme un des pères culturels de la nation ukrainienne.

Avec les soldats, les civils et même des animaux, en même temps que les infrastructures routières ou industrielles, il faut compter dans les bilans des victimes de l’invasion russe la destruction complète ou partielle de dizaines de sites patrimoniaux de l’Ukraine.

« Si l’UNESCO s’appuie sur sa longue expérience des conflits, nous sommes ici dans une situation d’une ampleur inédite dans l’histoire européenne récente », résume par écrit au Devoir Lazare Eloundou Assomo, directeur du Centre du patrimoine mondial de l’organisme onusien.

Au début du mois, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, parlait de 200 sites patrimoniaux touchés ou détruits depuis le début de la guerre. En date du 16 mai, le bilan de l’UNESCO établit que 130 lieux culturels ont été endommagés partiellement ou totalement, dont une soixantaine d’édifices religieux (certains en bois datant du XVIe siècle), une vingtaine de sites majeurs, une quinzaine de monuments et plus d’une dizaine de musées.

« Nos équipes travaillent sur la base de signalements, pour la plupart fournis par les autorités ukrainiennes, qui sont ensuite recoupés avec de multiples sources fiables : images satellites, organisations partenaires sur le terrain, agences de presse internationales, etc., explique M. Eloundou Assomo. Il ne s’agit toutefois que d’une évaluation préliminaire des dégâts, qui devra être nécessairement complétée par une mission sur le terrain lorsque la situation le permettra, afin que nous ayons une analyse la plus précise possible du niveau de dommages. »

Le patrimoine mondial

 

L’UNESCO publie chaque début de semaine une mise à jour des biens culturels ukrainiens dont ses experts ont pu confirmer le triste sort. La liste est disponible sur le site de l’agence de l’ONU.

Les attaques ont notamment pulvérisé l’immeuble de 1902 du Musée d’art de Marioupol consacré au peintre ukrainien Arkhip Kouïndji (1841-1910). La collection de 650 toiles, 950 dessins et 150 sculptures de cet artiste avait été évacuée et mise à l’abri, mais d’autres œuvres restées dans l’établissement sont perdues à jamais. Le président Zelensky a affirmé que 2000 œuvres ont été volées par les soldats russes dans la seule ville de Marioupol.

Certaines cibles culturelles semblent choisies à dessein. Le musée Skovoroda, en périphérie de Kharkiv, éloigné de tout objectif militaire, a été pilonné. Le poète et philosophe Gregory Skovoroda (1722-1794) est considéré comme un des pères culturels de la nation ukrainienne.

L’incendie délibéré du musée de l’histoire locale de la petite ville d’Ivankiva a détruit du même coup 25 œuvres de l’artiste folklorique Maria Prymachenko (1908-1997). L’armée d’invasion a aussi bombardé le mémorial de Babi Yar, où des dizaines de milliers de juifs ont été assassinés par les nazis en 1941.

Nous sommes ici dans une situation d’une ampleur inédite dans l’histoire européenne récente

 

Par contre, jusqu’à maintenant, aucune dégradation n’a été signalée sur les sites ukrainiens inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Le pays en compte sept, six culturels et un naturel. L’un de ces sites est situé en Crimée, péninsule annexée par la Russie en 2014. L’Ukraine a une liste indicative de 17 sites. Cet inventaire signale des biens nationaux susceptibles d’être soumis pour une inscription sur la liste du patrimoine mondial.

Les équipes ukrainiennes et onusiennes travaillent depuis avant le début de l’invasion à tenter de protéger le patrimoine. Certaines collections ont été évacuées à l’Ouest, en Allemagne notamment. La valeur patrimoniale de certains lieux et monuments est signalée aux armées à l’aide du signe du Bouclier bleu, technique imaginée à la fin du XXe siècle par des organismes internationaux représentant les musées, les bibliothèques, les archives, les monuments et les sites.

Des crimes de guerre

 

Les académies militaires définissent souvent la guerre comme une manière de tuer des gens et de casser des choses. Cette aventure destructrice se fait normalement en respectant certaines règles. Théoriquement, les civils ne peuvent être ciblés et les prisonniers ont droit au respect.

De même, la Convention de La Haye de 1954 protège les biens culturels comme les musées, les monuments, les sites archéologiques, les œuvres d’art ou les livres en cas de conflit armé. La Fédération de Russie est liée à la convention par une signature de l’URSS datant de 1957.

La Cour pénale internationale (CPI) a reconnu en septembre 2016 Ahmad al-Mahdi coupable de crimes de guerre pour avoir fait détruire intentionnellement dix des monuments les plus importants et les plus connus de Tombouctou au Mali, ville inscrite sur la Liste du patrimoine mondial. Il s’agissait de la première plainte du genre déposée devant la CPI.

« Le mandat de l’UNESCO porte sur la prévention et l’évaluation des dommages et éventuellement sur leur reconstruction, explique le directeur du Centre du patrimoine mondial. L’Organisation n’est pas habilitée à enquêter sur les crimes de guerre. Ses analyses peuvent en revanche être utilisées comme des éléments de preuve par les autorités compétentes, comme ce fut le cas lors des destructions du patrimoine de Tombouctou au Mali en 2012 par des groupes djihadistes. »

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