Nathan Coen côté rock

Les frères Ethan et Joel Coen, grands habitués de Cannes, palmés d’or en 1991 pour Barton Fink, avaient même présidé le jury en 2015. Depuis, les liens de la célèbre fratrie s’étaient quelque peu distendus après des tournages moins heureux, dont leur production Netflix The Ballad of Buster Scruggs. Ça crée un vide. Joel a réalisé tout seul The Tragedy of Macbeth. Et c’est Ethan en solo qui présentait ici en séance spéciale son documentaire Trouble in Mind sur le pionnier du rock and roll Jerry Lee Lewis. Les cinéastes avaient déjà rendu hommage à la musique américaine dans leurs œuvres, notamment à travers la trame sonore du film O Brother, Where Art Thou ? Et dans Inside Llewyn Davis. Alors, on ne s’étonne guère que la trajectoire du pionnier du rock ait pu fasciner l’un d’eux. Un événement fort couru à Cannes. Pour le nom Coen, pour celui de Lewis, nous voici !
À partir de documents d’archives, souvent des images de performances et d’entrevues télévisées aux images floues, le cinéaste remonte la carrière de ce pianiste surdoué, qui aura appris à jouer seul de son instrument dès l’âge de sept ans, dans son berceau louisianais. Fils de fermier, Jerry Lee Lewis y avait côtoyé les géants du blues, du bluegrass, du boogie-woogie et du gospel, en faisant la synthèse de ces styles. Ici, pas d’entrevues d’amis ou de musiciens admiratifs, mais des entretiens avec Lewis, qui aborde souvent, pour notre grand plaisir, ses sources musicales.
Ce documentaire sobre n’est pas très inventif, tout compte fait. Où est la griffe de Nathan Coen ? Cachée. L’aspect jubilatoire de son film réside surtout dans les extraordinaires performances de Lewis au fil des décennies, qui électrisent les sens. Car le piano était devenu une extension de son corps, et il en jouait au besoin à l’aveugle, avec les pieds, debout, etc. Animé d’une confiance en lui inébranlable, d’une énergie et d’un sens du spectacle à réveiller les morts, ce musicien et chanteur exceptionnel est le pionnier du rock. On goûte le récit de sa vie hors normes, sous le signe du je-m’en-foutisme avec une carrière en montagnes russes. Jerry Lee Lewis, après une vie d’excès, a enterré ses pairs, de Chuck Berry à Elvis Presley (grand rival qui l’avait supplanté par son sex-appeal) en passant par Little Richard et autres légendes du rock disparues. Toujours vivant, ce grand artiste se souvient.
Après son lancement fracassant à Memphis, l’interprète de Great Balls of Fire, avec ses rocks endiablés et son talent fou, avait gravi, au cours des années 1950, les sommets du hit-parade. Son mariage avec sa cousine de 13 ans moins un jour l’aura brûlé au pays, sans le démonter pour autant. Se tournant un temps vers le country, remontant en selle, celui qui était surnommé The Killer, s’avouait mauvais garçon dans son Amérique puritaine et aura fait ce qu’il aura voulu sans l’ombre d’un regret. On songe qu’un homme aussi délinquant et fantasque n’aurait pu faire carrière aujourd’hui, malgré son talent sans égal. Ni le rock renaître. Le documentaire de Nathan Coen éclaire ainsi une folle époque révolue.
Le théâtre d’ombres sud-coréen
Le cinéaste sud-coréen Park Chan-wook, qui avait lancé ici des films comme Old Boy (Grand Prix du jury en 2004), Thirst, ceci est mon sang et Mademoiselle (The Handmaiden), revenait en compétition avec Decision to Leave (Femme fatale), un film intrigant, stylisé, élégant, dont la virtuosité du style (magnifiques cadrages et prises de vues, montage au couteau) ne masque pas une trame assez mince. Lancé sur les chapeaux de roues avec des images d’un alpiniste risquant sa vie au sommet des cimes, il aborde la fascination d’un détective pour sa veuve, après l’accident de ce casse-cou. Cette femme d’origine chinoise, imperturbable et séduisante, a-t-elle participé à l’assassinat du mari ? Ici, le jeu complexe du chat et de la souris se décline entre thriller et romance, en drame psychologique. Car le détective (Park Hae-il, tout en sentiments mal camouflés) s’éprend de la dame (Tang Wei, très fine), et vice-versa. Si bien que l’enquête sur cette mort trouble devient otage des pulsions affectives des protagonistes. Devant un sushi, dans l’appartement de la suspecte, entre les dragons d’un temple, au poste de police ou ailleurs, les silences vibrent autant que les mots. Le côté glacé du jeu et des dialogues, déjà présent dans Mademoiselle, s’accentue ici sur une atmosphère de subtilité qui ne dévoile pas tous ses codes. Par-delà sa complexité, avec une histoire peu palpitante, le film peine à fasciner. À moins d’être un admirateur inconditionnel du cinéaste, qui en compte plusieurs sur la Croisette.
Odile Tremblay est l’invitée du Festival de Cannes.