Les fins du monde multiples dans la culture

Le cimetière de Mykolaïv, dans le sud de l'Ukraine
Photo: Bulent Kilic Agence France-Presse Le cimetière de Mykolaïv, dans le sud de l'Ukraine

Romans, films, séries télé ou jeux vidéo : les productions culturelles imaginant des mondes post-apocalyptiques concentrent une époque bien pessimiste où domine la prophétie catastrophiste.

La culture est une éponge qui absorbe l’esprit du temps. Alors, quand le Zeitgeist vire au noir — comme en ce moment avec la combinaison de la pandémie, des inégalités économiques, de la crise climatique, de la nouvelle guerre en Europe et de la possibilité d’un Armageddon nucléaire —, quand le présent peint du gris sur du gris et que l’avenir s’assombrit, les productions culturelles s’enténèbrent ou jouent au contraire de l’ironie tragique, cette moquerie du désespoir.

On vient de le constater en concentré avec la production Don’t Look Up (Netflix) racontant les tribulations médiaticopolitiques de deux astronomes annonçant que la fin du monde est toute proche. Le film, en odeur de pamphlet tragicocomique, s’arrête sur les derniers moments de la Terre des humains, frappée par une nouvelle comète destructrice. C’est Docteur Folamour version 2.0.

Après la catastrophe

 

La faveur créatrice la plus porteuse va plutôt au genre post-apocalyptique (ou post-apo), imaginant les sociétés d’après la catastrophe. Alors, quand Diana Maude Couture a eu à choisir un sujet pour sa maîtrise en études littéraires à l’Université Laval (2019), celui-ci s’est imposé par lui-même, et en particulier à travers les histoires destinées aux adolescents.

« Il y a eu un tournant dans la littérature entre le début des années 2000 et la décennie suivante, quand on est passé d’un genre très fantastique dominant à quelque chose de beaucoup plus post-apo », explique celle qui fait maintenant une seconde maîtrise, en bibliothéconomie celle-là. « Ma jeune sœur, qui a sept ans de moins que moi, ne lisait que de la science-fiction sur le monde d’après, alors que moi, adolescente, quelques années plus tôt, je n’en lisais pas. »

La mutation peut se résumer par le passage, au sommet des listes de best-sellers, de la low fantasy dominée par la série des Harry Potter (1997-2007) à la trilogie Hunger Games (2008-2010). Et dans cette science-fiction, les menaçants extraterrestres du XXe siècle ont disparu pour faire place aux humains responsables de leurs propres malheurs. Pour son mémoire, Mme Couture a concentré l’analyse sur Silo de Hugh Howey, Divergent de Veronica Roth et la série The 100 de Morgan Kass. Ces fictions se déroulent dans des sociétés déjà reconstruites, dont elles décortiquent et classifient les nouvelles structures politiques.

« Dans chacun des romans analysés, la cause de l’apocalypse est humaine et malheureusement volontaire, provoquée par des armes biologiques ou une guerre nucléaire, explique Mme Couture. Ces mondes sont sans espoir : si quelqu’un, éventuellement, a la possibilité de déclencher l’apocalypse, le pire se produit. On peut évidemment penser à ce qui se passe en Ukraine en ce moment… »

L’hyperapocalypse

La possibilité d’une grande destruction nucléaire n’a rien de fictionnel. Ulrich Kühn, expert en la matière à l’Université de Hambourg, a déclaré cette semaine au New York Times que la Russie pourrait bien faire exploser une bombe atomique en Ukraine. Une éventuelle réplique de l’OTAN déclencherait des frappes massives dans l’hémisphère nord. Une simulation de l’Université Princeton de 2019 arrive au décompte de 85,3 millions de victimes immédiates (morts et blessés) en 45 minutes d’autodestruction par l’atome.

« Le premier sens de l’apocalypse est religieux, bien sûr, mais le principe même de la civilisation inclut une hantise de son anéantissement », explique le professeur de littérature Patrick Bergeron, de l’Université du Nouveau-Brunswick, spécialiste du genre post-apo en culture. Il explique que la Première Guerre mondiale a introduit un autre rapport à la mort des individus comme des sociétés. Quatre empires ont sombré avec le grand massacre de 1914-1918.

Les références d’abord très bibliques des créations culturelles ont basculé dans la conscience tragique laïque avec l’ère du nucléaire, qui connaît son apothéose entre la crise des missiles de Cuba et les années 1980. La possibilité de la Grande Fin a ensuite pour ainsi dire explosé, devenant climatique, écologique, bactériologique ou cybernétique. Tout du long, le genre a attiré les meilleurs auteurs, de William Golding à J. G. Ballard, de Margaret Atwood à Cormac McCarthy. Jean-Paul Engélibert, grand spécialiste du très vaste sujet, a résumé le sombre rayonnement créatif littéraire contemporain en parlant des « apocalypses sans royaume » (c’est le titre de son livre de 2013) : dans nos histoires, le grand anéantissement surgit, mais aucun paradis ne s’ensuit.

« Les attentats de 2001 nous ont fait entrer dans une phase hyperapocalyptique, ajoute le professeur Bergeron. On a l’embarras du choix et vous pouvez choisir votre fin du monde. On n’a jamais été plongés dans autant de situations menaçantes pour l’humanité. Ajoutez l’érosion profonde du vivre-ensemble, entre le “wokisme” et les libertariens ou les courants posthumanistes, et on comprend pourquoi on sombre dans l’hyperapocalypse. »

Les écrans en sont saturés, souvent à travers des transpositions de romans. Yellowjackets (avec la Québécoise Sophie Nélisse) reprend Sa Majesté des mouches avec une distribution entièrement féminine. Diana Maude Couture dit que l’adaptation de The 100 est même meilleure que le livre, une rareté. Le professeur Bergeron parle de la zombimanie partout dans les films, les séries télé, les romans. Il fait remarquer que, dans les films de superhéros, « un nouveau trope » implique la destruction dans des proportions gigantesques de quartiers ou de villes entières. Il cite même une publicité d’un téléviseur LG de 2012 vantant la capacité à reproduire la fin du monde en direct.

Jouer dans les ruines du monde

 

On peut donc s’amuser de la fin du monde ? En tout cas, on peut s’y plonger et s’y divertir avec une multitude de jeux vidéo dans la veine post-apo. This War of Mine (2014) s’inspire du siège de Sarajevo dans les années 1990. Le joueur doit gérer des ressources pour aider les survivants d’une guerre destructrice.

« Ça me semble malheureusement bien près de la situation en Ukraine », dit Bruno Dion, donnant lui-même cet exemple. Il a choisi de faire des jeux post-apo son sujet de maîtrise. « Il y en a beaucoup et la production va et vient, un peu comme au cinéma. Les univers imaginés permettent d’explorer des thèmes riches, comme les causes de la destruction de l’Ancien Monde par les maux de l’humanité. En même temps, il reste de l’espoir puisqu’il y a quelque chose après la fin du monde. »

La série Fallout (une référence aux retombées atomiques) se situe après l’holocauste nucléaire de 2077. La version Fallout 4 des Bethesda Game Studios a été lancée en novembre 2015, sauf au Japon, qui a dû attendre un mois de plus pour recevoir des versions expurgées d’images et de références à la guerre atomique. Sim Settlements, une nouveauté introduite dans Fallout 4, permet de reconstruire une société.

Dans ce monde d’après, les rares survivants évoluent au milieu d’une terre en ruine. Le mémoire de 2015 de Bruno Dion s’intitule d’ailleurs joliment L’exploration de la ruine post-apocalyptique vidéoludique comme créatrice de mémoire et d’émotions. L’analyse montre que les « paysages ruinoformes » porteurs des traces du monde disparu et de la cause de sa destruction agissent sur l’agentivité des joueurs.

« Le jeu donne l’occasion de décider ce que chacun veut faire dans son monde d’après la fin du monde », dit M. Dion, qui travaille maintenant dans le domaine du jeu vidéo, à Montréal. « Le joueur doit faire des choix moraux. Il peut explorer des possibilités, des façons d’être et de se comporter. Il peut être un gentil. Il peut être un méchant… »

Comme bien des entreprises du monde, les géants japonais du jeu vidéo Nintendo et Sony ont suspendu leurs affaires courantes avec la Russie, agresseuse de l’Ukraine. Les deux groupes ont cessé d’y envoyer jeux et consoles.

Nintendo a aussi annoncé le report de la sortie à une date indéterminée d’une nouvelle version de sa franchise Advance Wars 1+2: Re-Boot Camp, prévue le 8 avril, « en raison de l’actualité internationale ». Le jeu de stratégie à l’imagerie dessinée et enfantine utilise des tanks et des avions pour prendre des villes. Une des factions en guerre semble s’inspirer de l’imagerie militaire russe…

Lire le meilleur sur le pire

Voici les suggestions de lecture d’« apocalypses fictives » du professeur de littérature Patrick Bergeron, de l’Université du Nouveau-Brunswick, spécialiste du genre en culture.

 

De l’Europe 

 

Charles-Ferdinand Ramuz, Présence de la mort (1922)

 

Jacques Spitz, La guerre des mouches (1938)

 

Régis Messac, Quinzinzinzili (1935)

 

Stefan Wul, Niourk (1957)

 

Pierre Boulle, La planète des singes (1963)

 

Robert Merle, Malevil (1972)

 

Jacqueline Harpman, Moi qui n’ai pas connu les hommes (1995)

 

Des États-Unis 

 

Richard Matheson, I Am Legend (1954)

 

Leigh Brackett, The Long Tomorrow (1955)

 

David Brin, The Postman (1985)

 

Cormac McCarthy, The Road (2006)

 

Du Canada (anglais) 

 

Margaret Laurence, La reine de Thèbes (1964)

 

Margaret Atwood, la trilogie MaddAddam (2003, 2009, 2013)

 

Emily St. John Mandel, Station Eleven (2014)

 

Du Québec 

 

Yves Thériault, Si la bombe m’était contée (1962)

 

Karoline Georges, Sous béton (2011)

 

Christian Guay-Poliquin, Le poids de la neige (2016)



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