Perspectives - Sur la relation entre économie et culture
Un bien culturel est un bien symbolique qui, parce qu'il est porteur d'identité, de valeurs et de sens, ne peut pas être traité comme n'importe quel autre bien. Ce point de vue, né de l'anthropologie et de la sociologie et abondamment repris par l'Unesco, notamment, constitue un argument solide en faveur d'un traitement particulier à accorder aux biens culturels. Un argument qui devrait même largement suffire, pour peu que l'on considère que le discours et l'analyse économiques ne doivent pas forcément primer sur les considérations sociales, politiques et culturelles.
Néanmoins, à partir du moment où maintes activités liées à l'art et à la culture sont assujetties au jeu de l'offre et de la demande, et même aux forces de l'industrialisation, il y a forcément un discours économique qui peut et qui doit s'appliquer à la culture. Évidemment, l'artiste, le créateur ou l'auteur conserve une relative autonomie face au marché — ou, si on préfère, il peut garder une saine distance entre sa pratique culturelle et le monde économique. En effet, la motivation intrinsèque des individus, leur émotivité et leur impulsivité sont au coeur de la créativité et jouent un rôle vital dans la production comme dans la consommation des biens culturels.Mais si cette distance est réelle et même essentielle à tout acte créateur, il serait en revanche réducteur de poursuivre le raisonnement jusqu'à opérer une distinction entre une «vraie culture», qui serait portée par de nobles valeurs et n'aurait pas été contaminée par la logique mercantile, et une «similiculture», au contenu décomplexifié et aux visées bassement matérielles, laquelle serait au contraire appauvrie par l'intrusion des règles du monde marchand et industriel. Ce point de vue non seulement est réducteur, il est faux.
Même les activités culturelles les plus artisanales ou les plus expérimentales s'insèrent dans une logique économique dès lors qu'elles sont confrontées au jeu de l'offre et de la demande. Et même les activités culturelles les plus simplifiées ou les plus commerciales constituent bien de la culture, à partir du moment où il y a production et diffusion de sens.
Inclure la dimension économique
Pour de nombreux produits culturels, il existe donc une dimension économique qui est essentielle à leur production, à leur diffusion et à leur consommation. Et c'est cette dimension économique, nourrie et élargie par la marchandisation et l'industrialisation, qui a largement favorisé, à partir du XIXe siècle et plus encore au XXe siècle, non seulement le développement fulgurant des industries culturelles, mais aussi la démocratisation de l'accès à la culture. C'est bien l'élargissement des marchés culturels, leur production et leur distribution de masse qui ont permis d'accroître la visibilité, la diffusion et la distribution des productions culturelles, les rendant accessibles à tous les publics plutôt qu'à une seule minorité de privilégiés.
La culture, qu'on le veuille ou non, est donc soumise aux règles fondamentales de l'économie capitaliste. D'où la nécessité de procéder à une analyse économique de la culture et des industries culturelles. Malheureusement, la vision économique traditionnelle, dite néoclassique, qui est fondée sur les notions d'efficience des marchés concurrentiels et de rationalité des agents économiques, a peu à dire sur la culture. En effet, elle consiste à penser que le marché assujettit tous les biens, culturels ou non, aux mêmes forces de l'offre et de la demande. Cela constitue une vision appauvrie des marchés culturels et artistiques et une vision simpliste de l'être humain, réduit à un homo oeconomicus hyperrationnel, égoïste, maximisateur de son utilité personnelle et dénué d'émotions. Alors que, dans la réalité, les individus ont des limites cognitives, éprouvent des émotions et peuvent être impulsifs, ce qui limite d'autant la portée d'une rationalité substantive sur leur comportement. De plus, leur égoïsme peut être entravé par des normes sociales comme l'équité, la réciprocité ou l'altruisme. Enfin, il arrive souvent que les gens agissent en fonction de motivations intrinsèques (le désir d'un épanouissement personnel, le besoin de communiquer et d'échanger avec les autres, le besoin de conformité ou d'individualité, notamment) plutôt que des seuls stimuli extrinsèques que sont les prix ou les salaires relatifs.
Il est néanmoins possible de dépasser cette vision réductrice. Même d'un point de vue strictement économique, en effet, on peut démontrer qu'un bien culturel ne doit pas être considéré comme n'importe quel autre bien. C'est du moins le constat que l'on peut dresser à la suite de l'examen d'un ensemble de travaux économiques récents.
Caractéristiques des industries culturelles
Le bien culturel, parce qu'il constitue un bien d'information et un bien symbolique porteur de sens, possède un ensemble de caractéristiques qui le distinguent des biens matériels typiques de la révolution industrielle et qui font en sorte que les préceptes de l'économie néoclassique standard s'appliquent fort mal à sa situation.
Mais la singularité économique des biens culturels ne tient pas tant à une dimension particulière qui serait totalement originale qu'à la présence d'un ensemble de caractéristiques, dont certaines sont d'ailleurs partagées avec d'autres biens d'information. C'est pourquoi les recherches théoriques sur l'économie de l'information, sur la croissance endogène tirée par le savoir et sur ce qui a été qualifié de «nouvelle économie» peuvent être invoquées pour nous permettre de mieux comprendre les particularités non seulement des biens culturels eux-mêmes, mais aussi des comportements économiques spécifiques qui en découlent.
Il est important de faire la distinction entre les marchés culturels d'oeuvres uniques et les marchés de biens culturels industrialisés. Si tous deux sont soumis aux lois du marché, dans le second cas, la reproduction de l'oeuvre en multiples copies se caractérise par un investissement et une valorisation de capitaux importants, par une certaine mécanisation de la production et par la division du travail.
Les biens culturels industrialisés, plus concrètement, possèdent cinq grandes caractéristiques: 1) une reproductibilité particulière, offrant des rendements d'échelle croissants; 2) l'importance du travail de création et un marché du travail atypique, caractérisé par l'importance de l'entrepreneur culturel (producteur ou éditeur) et la présence de deux types de travailleur culturel, d'un vaste réservoir de main-d'oeuvre et de deux formes de rémunération; 3) une offre en constant renouvellement, d'où découlent la prolifération des nouveautés, l'obsolescence de plus en plus rapide des produits et des marchés de type «le gagnant rafle tout»; 4) une demande variable et imprévisible, caractérisée par une ignorance symétrique du producteur et du consommateur concernant la valeur des produits, par des effets de réseau d'origine psychosociologique du côté de la demande (effets de contagion sociale) et par un risque élevé du côté de l'offre; 5) un caractère prototypique qui s'explique par l'unicité de chacun des biens, qui sont ainsi faiblement substituables les uns aux autres.
Ces différents traits des biens culturels expliquent l'existence de rendements croissants à la fois dans la production et dans la demande, ce qui se traduit par des comportements économiques particuliers de la part des producteurs. La différenciation des produits (la capacité de lancer constamment de nouveaux produits), la multiplication des versions (la capacité d'offrir des versions différentes d'un même produit) et la discrimination des prix (la capacité de fixer différents prix pour un même produit, décliné ou non en différentes versions) deviennent alors des traits essentiels de la concurrence et de la capacité des producteurs à récupérer leurs investissements et à dégager des profits. Du point de vue global, par contre, la structure de coût et les marchés de type «le gagnant rafle tout» se traduisent par le paradoxe suivant: une multiplication des produits et des entreprises, d'un côté, la concentration des ventes sur un petit nombre de produits et la concentration des entreprises, de l'autre. L'«effet de taille», essentiel à la mise en place d'un certain nombre de stratégies de gestion du risque et de maximisation des possibilités de succès, rend particulièrement difficile la survie des petits producteurs, plus encore s'ils oeuvrent dans des marchés eux-mêmes réduits.
Extraits de Éléments pour une économie des industries culturelles, un livre de Marc Ménard, prochainement publié par la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).