Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier en quête d’humanité

Transposer sur scène la charge humaine du cinéma documentaire sans passer par le savoir-faire de comédiennes et comédiens, comme cela se fait souvent en théâtre documentaire, voilà le pari déjà deux fois remporté par le tandem.
Photo: Adil Boukind Le Devoir Transposer sur scène la charge humaine du cinéma documentaire sans passer par le savoir-faire de comédiennes et comédiens, comme cela se fait souvent en théâtre documentaire, voilà le pari déjà deux fois remporté par le tandem.

Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier ont ces jours-ci le sentiment de boucler la boucle. Non seulement parce qu’ils s’apprêtent à dévoiler Pas perdus, un spectacle qui devait initialement être présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en mai 2020, mais aussi parce qu’ils sont sur le point de donner un dernier volet au triptyque auquel ils se sont attelés en 2014, un cycle de documentaires scéniques amorcé avec Vrais mondes et Pôle Sud.

Transposer sur scène la charge humaine du cinéma documentaire sans passer par le savoir-faire des comédiennes et des comédiens, comme cela se fait souvent en théâtre documentaire, voilà le pari déjà deux fois remporté par le tandem. « Tout au début, on se demandait constamment si ce qu’on tentait de faire était possible, explique Proulx-Cloutier. Une personne, sur le plateau, entourée d’objets qui lui appartiennent ou qui la représentent, accomplit des gestes de son quotidien, échappant ainsi à toute idée de performance. Sa voix jaillit des haut-parleurs dans une entrevue préenregistrée où elle s’est livrée à Anaïs. Pour beaucoup de gens à qui on essaie de résumer le procédé, ça reste encore un peu flou. »

Avancer en funambule

 

C’est certainement une expérience qui se vit bien plus qu’elle se raconte. Dans ce théâtre-vérité, une rare intimité se tisse entre la scène et la salle. « C’est une forme exigeante, reconnaît Barbeau-Lavalette, mais qui est en même temps magnifiquement vertigineuse, parce qu’elle offre une foule de possibilités. » « Il s’agit chaque fois d’adopter un angle, estime Proulx-Cloutier. Que ce soit avec l’éclairage aussi bien qu’avec les propos que nous retenons, nous faisons des choix. En procédant au montage sonore, on laisse des choses de côté, des déclarations qui sont parfois croustillantes, mais qui ne trouvent pas leur place sur le fil qu’on essaie de tendre. »

« C’est tout l’art du documentaire, complète Barbeau-Lavalette. Il s’agit d’avancer en funambule dans leur histoire, d’aller toujours un petit peu plus loin, mais sans les brusquer, de manière à toucher à l’intimité véritable. Il peut y avoir dix heures d’entrevue derrière un seul portrait scénique, je n’ai pas besoin de vous dire qu’il y a de grands deuils à faire. »

Qu’est-ce qui démarque ce chapitre de ceux qui l’ont précédé ? « D’abord, explique Proulx-Cloutier, on a eu davantage de moyens, donc plus de temps de répétition. Ça nous a permis de pousser la forme, de faire naître des portraits distincts plus détaillés, puis de les relier entre eux par un fil rouge qu’on a eu le temps de laisser émerger. On ne vous dira pas ce que c’est, parce que ça enlèverait une partie du plaisir, mais il y a quelque chose qui unit ces individus, quelque chose qui les inscrit dans un portrait d’ensemble. »

« Je crois qu’il y a une pensée philosophique et sociale qui peut se détacher plus clairement de ce spectacle que des précédents, avance Barbeau-Lavalette. Le public sera davantage interpellé, dans le sens où il sera incité à se poser des questions, à mener une réflexion sur lui-même et sur la collectivité à laquelle il appartient. » « Nous avons cherché à déplier de l’humanité sur une scène, précise Proulx-Cloutier, de sorte qu’on puisse la faire voir différemment. Si le spectacle amène celles et ceux qui sont dans la salle à regarder le réel autrement, à l’observer selon cet angle qui nous a saisis, Anaïs et moi, on aura atteint notre objectif. »

Salle des pas perdus

 

Pour savoir qui sont les huit participantes et participants, Dominic, Élisabeth, Eva, Jérôme, Quentin, Réal, Sylvain et Yaëlle, il faudra aller à leur rencontre, s’engager en quelque sorte dans la salle des pas perdus qui a inspiré le titre du spectacle, ce grand hall d’édifice, ce carrefour où les solitudes s’entrecroisent, où l’attente s’impose, où le temps se suspend, où les rencontres les plus surprenantes peuvent se produire. « La matière humaine, c’est la plus étonnante de toutes, la plus éblouissante, estime Barbeau-Lavalette. Jamais je ne parviendrais à écrire, même avec beaucoup d’efforts et de précision, un personnage aussi beau, aussi imprévisible que celui que le réel peut m’offrir. »

Au sujet de la sélection des participantes et participants, Émile Proulx-Cloutier ajoute : « On me demande souvent : comment est-ce que vous faites pour dénicher des perles pareilles ? Chaque fois, ça m’étonne. C’est comme si on avait été déshabitués à considérer la tridimensionnalité des gens. Bien entendu, pour atteindre ce que les êtres ont d’exceptionnel, il faut prendre le temps, écouter vraiment, laisser le silence faire son œuvre, donner à l’autre l’espace de se raconter, ne rien extirper de force. Quand il s’agit d’instaurer ce genre de relation, cette écoute empathique, ce contexte sécuritaire, Anaïs fait un boulot exceptionnel. Je lui lève mon chapeau. »

Nous avons cherché à déplier de l’humanité sur une scène, de sorte qu’on puisse la faire voir différemment. Si le spectacle amène celles et ceux qui sont dans la salle à regarder le réel autrement, à l’observer selon cet angle qui nous a saisis, Anaïs et moi, on aura atteint notre objectif.

Deux ans plus tard

Rappelons qu’au moment où la pandémie s’est déclenchée, Anaïs avait terminé de réaliser les entrevues et Émile avait bouclé le montage de la bande-son. Deux ans plus tard, alors qu’ils n’ont pour ainsi dire rien modifié, ils s’étonnent de troublantes résonances avec le présent. « On a choisi de ne toucher à rien parce qu’on n’avait absolument pas envie de parsemer le spectacle de mises à jour à propos du confinement de chaque personne, avoue Proulx-Cloutier. Cela dit, c’est complètement fou d’entendre certaines phrases et de constater à quel point elles sont éloquentes en regard de ce qu’on a vécu depuis deux ans. Je suis certain que plusieurs auront de la difficulté à croire que toutes ces phrases ont été prononcées en 2018. »

Pas perdus aborde une foule de thèmes, parmi lesquels la mémoire, l’héritage, les racines, la transmission, le langage et le deuil. Après les épreuves que nous avons traversées récemment, et que nous continuons de traverser, Anaïs Barbeau-Lavalette voit aussi dans le spectacle « un appel à la résistance joyeuse » : « Les individus qui sont sur scène, c’est la pointe de l’iceberg. Ce n’est qu’une toute petite part des multiples vies sans doute incroyables dont on se prive, celles-là qu’on a perdu l’habitude de regarder au quotidien, isolés que nous sommes dans nos bulles, sur nos îlots. J’espère que le spectacle va créer des possibilités, que les gens vont sortir de la salle en ayant envie d’aller les uns vers les autres. Il me semble qu’on a soif de ça, qu’on en a besoin plus que jamais. »

 

Pas perdus

Recherche et entrevues : Anaïs Barbeau-Lavalette. Conception narrative, mise en scène et montage sonore : Émile Proulx-Cloutier. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, du 8 mars au 2 avril. Notez que la création du spectacle a fait l’objet d’une série de balados à écouter dès le 21 mars sur Radio-Canada OHdio.

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