Les Espaces bleus inquiètent toujours le milieu muséal

Une capture d’écran du Projet Cité du Séminaire
Photo: Gouvernement du Québec Une capture d’écran du Projet Cité du Séminaire

Comment instaurer les Espaces bleus, ces 17 musées de la fierté québécoise, sans déstabiliser le fragile réseau de musées régionaux déjà existants ? Cette question tenaille le milieu depuis le lancement du projet en juin 2020. Le Musée de la civilisation y a enfin répondu jeudi dernier, en dévoilant la première partie de son plan de travail. Exemplaire sur papier, ce plan n’a pourtant pas calmé la résistance des milieux du patrimoine et des musées, toujours vive.

Les Espaces bleus sont désormais « des pôles culturels, pas des musées ». C’est la directrice du développement et de l’innovation du Musée de la civilisation de Québec (MCQ), Ana-Laura Baz, qui l’a précisé d’entrée de jeu lors d’une table ronde organisée par l’Institut du Patrimoine de l’UQAM. Le Devoir y était.

Mme Baz y a répondu avec grande ouverture et transparence aux nombreuses interrogations et critiques des participants devant ce projet-legs propulsé par la volonté du premier ministre François Legault, et doté d’une enveloppe de 259 millions de dollars.

Se vivra dans ces non-musées, donc, « une expérience participative qui développe les capacités : identités, fierté et créativité, individuelles, régionales et québécoises ». Le tout ancré dans « une muséologie de l’émotion », pour cultiver « des sentiments d’appartenance », de fierté et « de la confiance en soi au visiteur ». « On est vraiment sur le sentiment de développement de la personne, a affirmé Mme Baz, pas du tout dans le politique. »

Consulter d’abord

Le MCQ avait nommé, dès le lancement du projet, son désir de travailler dans une vraie collaboration avec les régions. La manière de le faire restait l’inconnue. Ce sera par la mise en place de comités consultatifs d’une douzaine de personnes par région.

Y seront la direction régionale du ministère de la Culture et des Communications (MCC), le conseil régional de la culture, le regroupement muséal du secteur, des représentants autochtones, l’Office de tourisme et le centre d’archives de Bibliothèques et Archives nationales du Québec. Pourraient s’y jouxter des organismes communautaires, les municipalités régionales de comté (MRC), les cégeps, les entreprises en innovations, etc.

Le MCQ, comme l’a précisé Mme Baz, sait que la question de ce qui sera exposé dans les Espaces bleus est sur toutes les lèvres. « On ne veut pas commencer à penser les concepts d’exposition avant que les comités consultatifs ne soient tous créés. On réfléchit d’abord au réseau global. »

Si dans un premier temps on présentait les Espaces bleus comme une occasion de mettre en valeur la collection du MCQ, désormais on pense aussi y mettre en valeur celles des musées régionaux, et également les collections des autres musées d’État (Musée d’art contemporain, Musée national des beaux-arts de Québec).

Depuis le lancement, le premier ministre François Legault nomme les figures de Ginette Reno, Bruny Surin ou Serge Savard comme étant pour lui des incontournables à présenter dans les Espaces bleus. Le MCQ peut-il éviter ces suggestions ? « Quand on fait des annonces en amont d’un projet, c’est difficile de dire ce qu’il y aura dedans », a répondu la représentante du MCQ.

« C’est une évocation, a détaillé Mme Baz, ça ne veut pas dire que ce sera présent dans le projet. Au MCQ, il n’y a jamais eu d’ingérence dans les contenus, ni de la part du MCC ni du gouvernement, et on n’a pas d’indications jusqu’à maintenant que ce serait différent. Et on a confiance. »

Critiques cyniques

 

Plusieurs questions posées par les spécialistes du patrimoine et des musées présents à Mme Baz étaient très critiques, voire carrément cyniques. Cette opposition était-elle un hasard du moment ? « La résistance du milieu est plus importante que ce qu’on entend en ce moment. Ça ne fait aucun doute », a répondu confidentiellement au Devoir un observateur du milieu.

La vente récente de la Maison Chevalier au Groupe Tanguay a de plus fortement miné la crédibilité du MCQ face à sa potentielle gestion du patrimoine bâti. Un problème dans le projet, puisque c’est le musée qui deviendra propriétaire des édifices classés qu’on veut ainsi réhabiliter.

« C’est sûr que voir arriver les Espaces bleus en région, ça préoccupe, a par ailleurs reconnu Mme Baz. Et si — je pose la question en toute candeur — c’était un générateur ? Un déclencheur ? Et si on se mettait ensemble pour aller plus loin ? Pour consolider ? Pour travailler mieux ensemble et sur l’ensemble du territoire ? Si ça nous donnait l’étincelle pour mieux soutenir nos secteurs ? »

Étienne Frenette, de la Société d’histoire et d’archéologie du Témiscouata, a demandé en retour si une région pouvait refuser un Espace bleu, et quelle est cette collaboration si ce choix n’est pas réel. « Vous comprendrez que cette question n’est vraiment pas de mon ressort », a répondu Mme Baz.

Besoin d’être rassurés

« Il y a encore trop de questions en suspens pour que nos membres soient rassurés », a indiqué a posteriori le directeur général de la Société des musées du Québec, Stéphane Chagnon. « On sait maintenant que les Espaces bleus ne partageront pas la même enveloppe que celle qui soutient l’ensemble des musées du Québec. On voit que le projet a évolué, parce que le milieu a posé des questions et continue de le faire. Mais il est important de connaître le modèle de gestion », qui n’est pas encore terminé, a poursuivi M. Chagnon.

 

« Les Espaces bleus vont-ils avoir des obligations de rentabilité ? Devront-ils générer des revenus autonomes ? a demandé le directeur. Si oui, ils seront en compétition avec les autres musées de la région. Jusqu’à quand ira le mandat des comités consultatifs, et l’expertise régionale pourra-t-elle agir sur la programmation ? Cette expertise comptera-t-elle ? Qui fera la recherche ? Qui choisira les objets à exposer ? Quelles seront les conditions de travail aux Espaces bleus ? » Les musées régionaux, explique M. Chagnon, ont encore besoin d’éclaircissements sur ces points, pour eux essentiels.


Québec verse des millions pour l’Espace bleu de la Gaspésie

La facture de l’aménagement de l’Espace bleu gaspésien, à la villa Frederick-James de Percé, se chiffrera dans les dizaines de millions de dollars. Québec a consenti à un prêt de 20,8 millions au Musée de la civilisation pour la première phase des travaux d’aménagement du musée, qui devraient commencer incessamment.

Le prêt de l’État au Musée de la civilisation, responsable de l’instauration du réseau des Espaces bleus, a été accordé à la fin du mois de janvier, puis officialisé dans La Gazette du Québec le 17 février 2022.

Les quelque 20,8 millions de dollars accordés par Québec devraient notamment servir à déplacer la villa Frederick-James de quelques mètres, l’érosion du cap Canon menaçant sérieusement d’emporter une partie de la structure. Cette intervention était réclamée depuis des années par les citoyens de Percé et les spécialistes du patrimoine bâti.

Si l’ampleur des travaux d’aménagement et de restauration pour en faire un espace d’exposition reste à déterminer, tous s’entendent pour dire que des interventions majeures seront nécessaires pour préserver la Villa, qui a souvent mobilisé les passionnés d’histoire, qui militaient pour sa sauvegarde.

Selon la mairesse de Percé, Cathy Poirier, les travaux d’excavation en vue du déménagement de la structure devraient débuter dès les prochaines semaines.

Propriété de l’Université Laval, qui l’utilise depuis 2006 pour offrir certaines classes et des résidences artistiques, la villa Frederick-James a souvent fait les manchettes pour son piètre état. En août, Québec annonçait la sélection de la villa pour accueillir l’Espace bleu de la Gaspésie, une nouvelle institution muséale qui aura comme mission de « mettre en valeur l’histoire, les particularités et les héros des différentes régions du Québec ».

Selon des sources gouvernementales, le projet de la villa Frederick-James devait faire partie des projets phares du réseau muséal que souhaite mettre sur pied le premier ministre François Legault. Le déploiement du réseau devrait coûter quelque 259 millions.

Si tous s’étaient réjouis de voir le gouvernement du Québec prendre les choses en main pour sauvegarder la villa Frederick-James, dont l’avenir a longtemps été incertain, plusieurs intervenants des milieux culturels et politiques étaient craintifs devant l’arrivée d’un nouveau musée sans consultation du milieu. Quelques jours après l’annonce, le directeur du Musée de la Gaspésie, Martin Roussy, se désolait d’un processus « fait en catimini » qui risquait de nuire aux musées existants en présentant des contenus similaires.

La députée péquiste de Gaspé, Méganne Perry Mélançon, parlait d’une « occasion ratée » de mettre en valeur d’autres secteurs de la Gaspésie, où l’offre touristique est moindre. « C’est une occasion complètement ratée d’implanter un attrait dans un coin où on en a besoin. On a préféré choisir un milieu déjà très achalandé. C’était le choix facile, mais la moindre des choses aurait été d’avoir la discussion », déplorait l’élue.

Construite au tournant des années 1900 pour Frederick James, un peintre américain tombé amoureux de Percé, la villa est entièrement recouverte de bardeaux de cèdre, munie de larges cheminées, de multiples lucarnes et d’oeils-de-boeuf avec une toiture aux diverses asymétriques. Elle se démarque par son style Shingle, témoin de l’influence américaine dans l’architecture du Percé de l’époque.

La Presse canadienne



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