Fronde contre la vente de jetons non fongibles à l’insu des musiciens

En l’espace de 24 heures, une jeune pousse américaine évoluant à la croisée de la musique et des nouvelles technologies baptisée HitPiece a réussi à faire l’unanimité contre elle en offrant aux enchères des jetons non fongibles (JNF, « non-fungible tokens » en anglais) « uniques de toutes vos chansons préférées » à l’insu des créateurs de celles-ci. Elle a ainsi provoqué l’ire des musiciens, qui ont pris d’assaut les réseaux sociaux pour exiger de l’entreprise qu’elle retire toute mention de leurs noms et de leurs chansons sur la plateforme de transactions. L’affaire jette un nouveau voile de suspicion sur l’univers en expansion des JNF.
Aimeriez-vous acquérir le jeton non fongible de l’immortelle chanson Gens du pays ? Mardi soir dernier, HitPiece lançait les enchères à 100 $US. Pourtant, Gilles Vigneault — qui incidemment vient de se joindre à Neil Young et à Joni Mitchell dans le boycottage du service Spotify — n’a jamais autorisé l’entreprise à fabriquer et à vendre un JNF de sa chanson, nous a confirmé un représentant de sa maison de disques, Tandem. Pareil constat dans le camp de Patrick Watson, confirme son label, Secret City Records.
Steve Jolin, patron et fondateur de Disques 7ième Ciel, ignorait encore l’existence de HitPiece lorsque contacté par Le Devoir, même si un JNF d’une chanson du premier album d’Alaclair Ensemble y était offert aux enchères. « Ça tombe bien, j’avais rendez-vous avec notre avocate cet après-midi, je vais en discuter avec elle », répond Jolin, qui ne s’étonne cependant pas de ce genre de manipulation : « On dirait que n’importe qui peut ramasser une chanson et créer un JNF sans notre autorisation. »
Le stratagème de HitPiece a été éventé mardi lorsque des centaines de musiciens se sont passé le mot que des JNF de leurs œuvres étaient offertes sur le site, qui invite sa clientèle à créer « sa liste de lecture unique pour le métavers » et à rejoindre « la communauté d’artistes [pour obtenir] des exclusivités », selon la description affichée sur son profil Instagram. Le compositeur et réalisateur Jack Antonoff, les groupes Speedy Ortiz, Best Coast et Deerhoof et la Montréalaise Backxwash, entre autres, ont tous interpellé HitPiece sur Twitter pour exiger rétractation.
Dans la section « foire aux questions » — disparue depuis de son site Web —, l’entreprise disait permettre « aux fans de collectionner les JNF de leurs chansons préférées. Chaque JNF HitPiece est un jeton unique pour chaque enregistrement unique d’une chanson. Les membres créent la liste de leurs chansons préférées, figurent dans les classements et reçoivent une valeur réelle telle que l’accès et des expériences avec les artistes », sans préciser la nature de ces expériences ni de ces accès. Les administrateurs de HitPiece, entreprise basée en Utah, selon des informations trouvées sur LinkedIn, n’ont pas répondu à notre demande d’entrevue.
« Pernicieux »
« On est devant soit un manque flagrant de connaissances de la structure des droits entourant une œuvre, soit devant de la mauvaise foi ou une manœuvre malicieuse », juge Guillaume Déziel, président et directeur général d’Allocentrique, entreprise spécialisée dans les technologies distribuées comme les JNF et les contrats intelligents hébergés sur les chaînes de blocs (blockchains). « Peut-être se sont-ils risqués à vendre des chansons qui ne leur appartiennent pas, sans le consentement de personne, dans le but d’empocher de l’argent ? »
« Le vol d’œuvre n’a pas été inventé par les jetons non fongibles, mais là, c’est vraiment pernicieux », estime Bruno Guglielminetti, animateur du balado d’actualités numériques Mon carnet. « Autrefois, le vol en musique, c’était des copies de cassettes vendues dans des marchés aux puces, et ensuite le piratage sur Internet et le téléchargement illégal. Le JNF est encore pire parce que ça donne l’impression aux fans qu’ils achètent une chanson et qu’elle leur appartient désormais, d’autant que les ayants droit de ces chansons ne semblent recevoir absolument rien. »
La contrefaçon ou l’usurpation de l’œuvre des artistes sont malheureusement monnaie courante dans l’univers des jetons non fongibles, souligne Guglielminetti. La semaine dernière, OpenSea, un important marché d’art numérique authentifié par JNF, admettait que 80 % des jetons générés gratuitement à partir de sa plateforme (qui a adopté le protocole d’échanges décentralisés Ethereum, utilisée par de nombreuses cryptomonnaies) pour ensuite être transigés plagiaient des œuvres d’artistes établis ou non. Le cas d’OpenSea, comme « l’affaire HitPiece », estiment Déziel et Guglielminetti, n’aidera malheureusement pas à instiller la confiance en cette nouvelle technologie, tant pour les créateurs que pour les usagers.
Elle n’est pourtant pas dénuée de potentiel de revenus pour les créateurs, l’industrie de la musique planétaire discutant depuis plus d’un an des bénéfices à tirer des JNF. Le compositeur électronique montréalais Philippe Aubin-Dionne, alias Jacques Greene, fut l’un des premiers à en faire l’essai : en février 2021, il vendait le JNF de sa chanson Promise aux enchères sur la plateforme foundation.app, pour un montant de 13 ETH (la cryptomonnaie Etherum), une valeur d’un peu plus de 23 000 dollars américains. Selon les termes de cette transaction enchâssés dans le certificat d’authenticité du jeton, Aubin-Dionne vend ses droits d’édition tout en conservant ses droits d’auteur ainsi qu’un droit de veto sur l’usage que pourrait faire de cette chanson son nouveau propriétaire.
Jacques Greene (dont les chansons étaient listées par HitPiece) a récemment lancé des JNF des chansons de son récent minialbum Fantasy, que les fans peuvent acquérir sur la plateforme sound.xyz. « Les JNF sont encore très nébuleux pour tout le monde, c’est un peu comme acheter des étoiles… Je ne suis pas 100 % derrière tout ce qui concerne les cryptomonnaies et les JNF, mais j’ai aussi le sentiment que lorsque des choses se passent comme ça en technologie, si aucun artiste ne s’y intéresse, la culture y perd. […] C’est d’ailleurs intéressant que cette affaire survienne au moment où on débat du modèle de Spotify ; c’est cool que de vieux artistes prennent position, mais j’aurais aimé qu’ils le fassent plus tôt, et en raison des miettes de redevances que nous redonne Spotify. »