Le dépôt légal devient obligatoire pour les publications numériques

Le dépôt légal, qui oblige depuis 52 ans les éditeurs d’ici à laisser deux exemplaires de leurs livres à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) pour en assurer la conservation, s’appliquera dès 2022 aussi aux livres et publications numériques.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le dépôt légal, qui oblige depuis 52 ans les éditeurs d’ici à laisser deux exemplaires de leurs livres à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) pour en assurer la conservation, s’appliquera dès 2022 aussi aux livres et publications numériques.

Le numérique fera désormais officiellement partie des archives culturelles essentielles à conserver au Québec. Le dépôt légal, qui oblige depuis 53 ans les éditeurs d’ici à laisser deux exemplaires de leurs livres à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) pour en assurer la conservation, s’appliquera dès 2022 aux livres et aux publications numériques, comme l’a appris Le Devoir. Il s’étendra également à certains sites Web et à la musique dématérialisée. Un énorme ajout pour la mémoire collective.

« C’est absolument important », cette extension du dépôt légal au numérique, selon le spécialiste des cultures numériques Jonathan Roberge. « On aurait dû se réveiller il y a bien longtemps », déclare le titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques.

La ministre de la Culture le croit aussi. « Il était temps pour BAnQ, qui accusait un très grand retard sur d’autres pays et sur le Canada, d’entrer dans le XXIe siècle. Ça a été très long. Je travaille là-dessus depuis mon arrivée. Là, je modifie le règlement pour qu’enfin, le dépôt légal soit rendu obligatoire pour les publications numériques. Avec le dépôt volontaire [instauré en 2001], on perdait un pan de mémoire collective. On vient corriger cette lacune. »

Le dépôt légal ? C’est le levier qui permet de « rassembler le patrimoine documentaire publié, pour s’assurer qu’il est conservé pour la postérité et qu’il demeure accessible aux citoyens », rappelle Mireille Laforce, directrice du dépôt légal et des acquisitions à BAnQ, où cette collection est préservée. « Le numérique s’ajoute désormais à ça. »

Les éternités numériques

 

Bibliothèque et Archives Canada (BAC) l’a ajouté, ce patrimoine virtuel, dès 2007. Il y a 15 ans, une éternité en cette ère hyper rapide. « Sans la conservation des documents numériques, c’est une grosse part de ce qui est en train de se passer et de s’organiser socialement qui est perdu, qui sera perdu », rappelle Jonathan Roberge, qui est aussi professeur à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS).

Québec annonce par la même occasion investir 6,8 millions de dollars dans le virage numérique de BAnQ. De ce total, « 3,6 M$ seront versés pour des projets et des activités en ressources informationnelles, comme la modernisation du système de gestion des bibliothèques et du Service québécois du livre adapté », indique le communiqué de presse du ministère de la Culture.

Deux millions et demi iront par ailleurs à l’acquisition de nouveaux équipements, à la numérisation et à la diffusion de ses collections et fonds. Cette somme servira également au renouvellement des infrastructures technologiques de BAnQ et à l’accroissement de la découvrabilité des contenus culturels. Ces 6,1 millions seront récurrents.

Mémoires perdus

 

Si Mme Laforce rappelle que le dépôt légal numérique se fait sur une base volontaire depuis 2001, elle se réjouit de l’obligation imminente. « En édition commerciale du livre numérique, on estime à BAnQ qu’on a reçu [sans l’obligation légale] les publications d’environ 70 % des éditeurs commerciaux. C’est très bien. En édition gouvernementale, on couvre 90 % — c’est au cœur de notre mandat. »

« Là où c’était plus difficile, poursuit la directrice, c’était sur tous les périodiques numériques : les journaux, les bulletins de tous genres, les revues. J’évalue qu’on en a conservé 30 %, mais c’est une estimation grossière », tient-elle à préciser. Si on voit le verre à moitié vide, c’est dire qu’on a perdu 70 % de cette production.

Le plus gros changement, pour l’équipe du dépôt légal de BAnQ, c’est l’ajout de la musique dématérialisée. « C’est le secteur qu’on couvre le moins, celui où on doit s’ajuster le plus », indique Mme Laforce. Des associations avec le milieu musical devraient faciliter la donne. « Le secteur a fait beaucoup de travaux sur la gestion de ses métadonnées, travaillées pour la découvrabilité. De là, on veut greffer, un peu plus tard, la venue des fichiers. »

« Numérimorphose » et accélération

Pour répondre aux nouvelles exigences de collecte de documents, BAnQ a droit à 700 000 $ « réservés à la mise à niveau des processus et structures technologiques qui permettront […] de recevoir les contenus ». Des contenus sur des documents démultipliés. Car pour un album de musique sorti en vinyle, en CD et de manière numérique, BAnQ doit conserver les trois supports.

C’est que le dépôt légal a aussi pour objectif de rassembler les formes différentes dans lesquelles l’éditeur a décidé de publier un même contenu, rappelle Mme Laforce. « S’il y a un endroit au Québec où devrait se trouver le dernier exemplaire de… de tout, en fait, ce devrait être chez nous. »

Comment absorber la charge de travail supplémentaire que commande le dépôt légal ? « On va essayer de gagner une [plus grande] capacité de procéder ce qu’on va recevoir, analyse la directrice. Comme on fait déjà du dépôt volontaire, on a des outils pour le dépôt des publications numériques ; comme on le fait depuis longtemps, ces outils ont déjà vieilli. C’est le moment de les revoir. »

Les nouveaux moyens financiers seront-ils suffisants ? Pour Jonathan Roberge, de l’INRS, le nerf de la guerre est plutôt dans les ressources humaines. « Plus la société québécoise va évoluer rapidement, plus il va y avoir un besoin d’archivage. C’est proportionnel. Ça met une pression énorme. Les défis sont importants, les sommes à investir aussi ; c’est la nature même de la “numérimorphose” et de l’accélération du tempo dans nos sociétés, qui nous forcent à conserver de plus en plus de traces et d’archives. »

« Il faut accumuler et stocker plus, ce qui se fait d’un point de vue technique. Il va aussi falloir mettre en forme ces données-là. Raw data is an oxymoron, dit-on [“les données brutes, c’est un oxymore”] , poursuit le spécialiste. Elles ont besoin d’être mises en ordre et organisées. Au lieu de se fier à des algorithmes et des automates pour organiser les jugements d’importance pour les produits culturels, il faut qu’une institution comme BAnQ puisse avoir les ressources humaines pour faire son travail dans les prochaines années », avance le chercheur.

« Ça prend des spécialistes qui organisent les contenus, qui font des collections, qui les présentent au public. L’archive, au sens BAnQ, c’est surtout la capacité de la redonner au public ; la seule récolte de contenus avec des métadonnées qu’on archive dans des disques durs aux archives a relativement peu d’intérêt. D’où la nécessité de ressources humaines importantes. »

Ce qui pour l’instant reste encore à découvert dans les budgets de BAnQ.

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