L’avaleur de sable Victor Pilon dresse son bilan

Le décès de son conjoint en 2017 a poussé Victor Pilon à se mettre en danger, une motivation qui ne sautait pas toujours aux yeux de ceux et celles qui ont assisté à l’événement, invités parfois à prendre le relais pendant quelques minutes, «car la pelle ne devait jamais s’arrêter, à l’image du temps, alors qu’il fallait parfois que je me repose».
Photo: Adil Boukind Le Devoir Le décès de son conjoint en 2017 a poussé Victor Pilon à se mettre en danger, une motivation qui ne sautait pas toujours aux yeux de ceux et celles qui ont assisté à l’événement, invités parfois à prendre le relais pendant quelques minutes, «car la pelle ne devait jamais s’arrêter, à l’image du temps, alors qu’il fallait parfois que je me repose».

« L’absurde, c’est la raison qui constate ses limites », affirmait Albert Camus. Pendant quelques semaines, Victor Pilon l’a appris à la dure, mais pas à ses dépens, conscient du caractère démesuré, voire casse-cou, de la performance qu’il a livrée dans les profondeurs du Stade olympique.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : du 28 septembre au 27 octobre, six jours par semaine, sept heures par jour, l’homme de 63 ans avait devant lui 50 tonnes de sable à déplacer pour former une petite montagne qui par la suite s’élevait patiemment à l’autre extrémité de la salle. Sa pelle a recueilli l’équivalent de 300 tonnes de sable, et ses souliers ont beaucoup voyagé : près de 600 kilomètres de va-et-vient sous les yeux médusés ou émus des spectateurs. Ce happening minimaliste et hors normes intitulé Sisyphe, performance marathon puisait aussi bien dans la mythologie grecque que dans l’œuvre du philosophe Albert Camus. Le tout au cœur d’un Parc olympique qui, depuis 1976, sert à toutes les sauces, jusque-là étranger à ce type de manifestations artistiques.

Victor Pilon, associé depuis plus de trois décennies à Michel Lemieux, et grand manitou discret de leurs créations flamboyantes, du Musée d’art contemporain (Le grand hôtel des étrangers), au TNM (La belle et la bête, Icare) en passant par les façades du Vieux-Montréal (Cité Mémoire), s’est aventuré cette fois en terrain inconnu. Au milieu de ce vaste plateau, entouré de quidams dans la pénombre et de cinq caméras pour immortaliser l’événement, il tenait à revisiter le fameux mythe autour de cette pierre qui roule sans cesse, et cette conception camusienne « qu’il faut faire son deuil à vouloir trouver un sens à sa vie… » souligne le metteur en scène de certains spectacles du Cirque du Soleil (One, Delirium) et de Diane Dufresne.

Mais alors pourquoi avoir soulevé tout ce sable sachant qu’une fois encore, cette nouvelle aventure de sa compagnie, Lemieux Pilon 4D Art, serait aussi hypnotisante qu’éphémère ? Le décès de son conjoint en 2017 dans un (absurde) accident de voiture l’a poussé à se mettre en danger, une motivation qui ne sautait pas toujours aux yeux de ceux et celles qui ont assisté à l’événement, invités parfois à prendre le relais pendant quelques minutes, « car la pelle ne devait jamais s’arrêter, à l’image du temps, alors qu’il fallait parfois que je me repose ». Car l’épuisement venait d’un effort physique important (« Je me suis entraîné pendant des mois »), mais surtout de la peur de cet introverti d’être en pleine lumière sous les projecteurs (et les éclairages magnifiques d’Alain Lortie), enrobé des ambiances sonores de Marcin Bunar, ainsi que les chansons du groupe Dear Criminals. Le préféré de son conjoint disparu trop vite, et trop tôt.

L’appel de la pelle

Les spectateurs n’étaient pas tous prévenus, et la requête pouvait surprendre, car sans dire un mot, Pilon leur tendait sa pelle, ignorant toujoursquelles seraient les réactions. Elles furent diverses, étonnantes, comme nous avons pu le constater lors des deux passages du Devoir en début et en fin de parcours. À l’embarras d’être à la vue de tous pouvait s’ajouter la peur du ridicule ou des incapacités physiques. En lui rappelant les pleurs d’une femme d’un certain âge quand Pilon s’était agenouillé devant elle pour saluer son dur labeur, il est devenu intarissable. « Près de 50 % des gens qui prenaient la pelle repartaient en pleurant, se remémore l’artiste. J’ai demandé l’aide d’enfants pleins de candeur, et à des vieillards qui avaient du mal à garder leur équilibre, mais toujours avec dignité. La femme dont vous me parlez m’a écrit pour me raconter qu’elle avait été abusée sexuellement lorsqu’elle était enfant et, toute sa vie, elle a pelleté cette montagne. Cette image lui a permis d’évacuer la sienne… »

À l’opposé, d’autres acceptaient la pelle avec ironie, comme ce jeune homme rivé à sa planche à roulettes, visiblement là par hasard. « Il a ri, se souvient Victor Pilon. J’ai senti un peu d’arrogance, il s’est mis à pelleter très vite, mais son rythme a peu à peu ralenti : il a compris que ce n’était pas facile et, lorsqu’il m’a remis la pelle, son regard avait changé. » D’autres furent plus catégoriques. « Oui, j’ai essuyé des refus, et c’était bien comme ça. Mais certains d’entre eux sont par la suite venus m’aider ; ils ont même interrompu mon parcours, voyant parfois que j’étais épuisé. »

Traversées du désert

 

Cette performance, dont l’écho a retenti à l’extérieur de Montréal et pourrait renaître de ses cendres — « certains festivals ont manifesté leur intérêt à la présenter », souligne l’artiste ayant encore besoin de repos avant de revenir à Sisyphe —, étonnait également dans ce contexte pandémique. Comme le soulignait la commissaire Mary-Dailey Desmarais, du Musée des beaux-arts de Montréal, là où devait avoir lieu l’événement avant que des considérations techniques forcent son déménagement au Stade olympique grâce à l’esprit d’initiative du p.-d.g. Michel Labrecque, la présence envahissante de la COVID-19 depuis mars 2020 a rendu notre quotidien absurde, et parfois dénué d’espoir quant au dénouement de la crise sanitaire.

La symbolique n’a pas échappé à Victor Pilon. Chaque personne qui lui apportait son aide se voyait gratifiée d’un regard compatissant, et il n’hésitait pas à leur toucher la main. « Mêmesi j’ai encore beaucoup de corne, il n’était pas question que je porte des gants. Le toucher n’aurait pas été le même, car il ajoutait une profondeur, une intimité, surtout pendant cette période où plus personne ne se touche. » Et si on a comparé sa démarche à celle de Marina Abramović, elle qui a soutenu le regard de 1000 visiteurs en 2010 au MoMA à New York dans sa célèbre performance intitulée The Artist Is Present, Pilon en est flatté, tout en faisant les distinctions qui s’imposent. « Elle était dans l’immobilité, j’étais dans l’action et le mouvement. Ça m’honore qu’on me compare à elle, mais je ne serais jamais resté assis pendant trois mois [et huit heures par jour] ! »

Ironiquement, au milieu de cet espace dénudé et sablonneux, Victor Pilon a aussi connu quelques traversées du désert. Car il fut parfois seul, sans aucun spectateur pour l’encourager. « Comme je n’avais jamais été seul sur scène, j’ignorais cette sensation. Les caméras me filmaient, je devais continuer de pelleter, et surtout à m’accrocher au pour quoi et au pour qui je le faisais. Sur tous les plans, c’était beaucoup plus difficile. » Surtout quand derrière ce travail harassant et répétitif se cachent des souvenirs à la fois tendres et douloureux.

« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé », écrivait Alphonse de Lamartine. Victor Pilon le sait mieux que personne, et a préféré pelleter l’impossible plutôt que de s’enliser dans les sables mouvants du chagrin.

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