Retour sur «Les Soprano», ténors de la télé

Le film s’intitule «The Many Saints of Newark», clin d’œil ironique au portrait de groupe d’hommes et de quelques femmes bien peu sanctifiables. Cet antépisode raconte moins la jeunesse que la famille du chef de gang de la banlieue new-yorkaise du New Jersey vers la fin des années 1960 et le début des années 1970.
Photo: Barry Wetcher Warner Bros Le film s’intitule «The Many Saints of Newark», clin d’œil ironique au portrait de groupe d’hommes et de quelques femmes bien peu sanctifiables. Cet antépisode raconte moins la jeunesse que la famille du chef de gang de la banlieue new-yorkaise du New Jersey vers la fin des années 1960 et le début des années 1970.

Les Soprano enchantent à nouveau. Un film racontant une partie de l’enfance de Tony Soprano, personnage principal de la série de HBO (1999-2007), arrive cette semaine sur les écrans, petits et grands. Cette production télé a marqué d’un rocher écarlate l’histoire culturelle récente, alors dire que l’antépisode est attendu distillerait de la pure ironie si chère à Tony et ses affreux, méchants mais si attachants compères de la magouille et du sang.

Vers la fin de la diffusion de la première saison de The Sopranos par la chaîne HBO, réputée la meilleure du monde depuis trente ans, le critique télé du prestigieux New York Times avait publié une synthèse analytique sous le titre « Des brutes sympathiques dans un chef-d’œuvre pop ». Un chef-d’œuvre, donc.

Le journaliste Stephen Holden ajoutait que cette production était tout simplement « la plus grande réalisation de la culture populaire américaine du dernier quart de siècle ». The Guardian en 2010, la Writers Guild of America en 2013, le magazine Rolling Stone en 2016 l’ont aussi placée en tête de liste des meilleures séries de l’histoire maintenant très longue de la télé, devant The Wire ou Six Feet Under.

À la lecture de cet adoubement intellectuel, la belle-mère (décédée depuis) de Dana Polan, professeur d’études cinématographiques de l’École des arts Tisch de la New York University, s’est sentie obligée de plonger à son tour dans cette « télé de qualité ». Le qualificatif élogieux est souvent utilisé par des gens qui n’aiment pas la télé pour distinguer une production ressemblant plutôt au cinéma…

« Rien ne l’attirait naturellement vers une série sur les gangsters : ma belle-mère était très cultivée, habitait près de l’Université de Princeton, aimait les concerts de musique symphonique », raconte le professeur, joint en début de semaine à New York. « Mais le New York Times était sa bible. Elle a donc regardé la série pour suivre le courant. J’ai visionné certains épisodes avec elle et je voyais bien qu’elle était mal à l’aise avec le niveau de violence, le langage très grossier, la vie des égouts. Ma belle-mère était assez typique des rapports d’un certain public intellectuel à cette télévision dite de qualité. »

Lui-même a tellement aimé la production qu’il y a consacré un essai devenu l’ouvrage de référence incontournable sur le phénomène culturel : The Sopranos (Duke University Press), paru en 2009, deux ans après la diffusion du 86e et dernier épisode, en 2007. Celui qui a écrit une dizaine d’essais du genre (dont un sur Pulp Fiction) se décrit comme un critique culturel des images en mouvement. Il ajoute que pour lui, le cinéma et la télévision représentent « les formes de la culture les plus représentatives du XXe siècle ».

Contrairement au New York Times, il refuse toutefois de parler des Soprano comme d’un chef-d’œuvre.

« Je n’utilise pas ce terme », dit Dana Polan, qui s’exprime dans un français exquis, raffiné par un doctorat d’État à la Sorbonne après son Ph. D. de l’Université Stanford. « Comme critique culturel, j’essaie de ne pas donner mon avis : je me contente d’analyser un phénomène. Il y a deux décennies, tout le monde, y compris le New York Times et ma belle-mère, parlait des Soprano et il me semblait donc légitime de l’analyser comme telle. »

Pour moi, la question ne consiste pas à savoir si la série montre une Amérique immorale. La question, c’est de savoir ce qu’elle fait et veut faire en montrant cette Amérique immorale.

Un mafioso chez le psycho

Reparlons-en et réanalysons-la donc. Pour mémoire, l’action de la série se déroule au New Jersey au sein de la famille et de l’organisation criminelle du mafieux Tony Soprano. Les saisons suivent les péripéties professionnelles et les déboires personnels du chef de gang. Tony semble en perpétuel conflit avec sa femme Carmela et ses deux enfants. Il voit donc en secret une psychologue, la docteure Jennifer Melfi, qui l’aide à farfouiller dans son passé et son enfance pour comprendre les causes de ses attaques de panique récurrentes.

David Chase, créateur de The Sopranos, a lui-même souvent et longuement expliqué son dédain pour la majorité des productions télévisuelles et son amour incommensurable pour le cinéma. Sa création s’en ressent.

Elle expérimente avec le temps du récit. Elle introduit une distance autocritique en son sein même avec les séances chez le psy. Elle multiplie les références et les clins d’œil aux œuvres connues et encensées, y compris aux films The Godfather sur la mafia new-yorkaise. Dans une scène de la première saison, Tony Soprano essuie une fusillade alors qu’il achète du jus d’orange, comme le parrain Don Corleone est abattu alors qu’il achète des oranges dans le film de Francis Ford Coppola.

Ce canevas sert à développer jusqu’à plus soif des situations où les codes moraux éclatent à qui mieux mieux. Le portrait de groupe tendu à l’Amérique s’y avère aussi critique et enténébré que celui des séries The Wire ou Breaking Bad, autres « télés de qualité » des dernières années. Ici et là s’y révèle une société dure et cruelle, darwinienne, dominée par des mâles toxiques.

« Pour moi, la question ne consiste pas à savoir si la série montre une Amérique immorale, dit le professeur. La question, c’est de savoir ce qu’elle fait et veut faire en montrant cette Amérique immorale. Peut-être que la proposition permet au téléspectateur de rentrer dans l’immoralité pour une heure, de contempler une autre vie que la sienne. La télé comme le cinéma permettent de flirter avec d’autres positions, d’autres moralités, d’autres choix de vie. Avant, on croyait que les productions immorales entraînaient dans l’immoralité. C’est beaucoup plus compliqué. »

Hégémonie de l’ironie

La création joue en fait constamment du double discours, comme pour dire au téléspectateur de ne pas se fier aux apparences, de ne pas croire à la banalité des évidences. Elle oscille sans cesse entre le sérieux et la désinvolture, la réalité la plus dure et la distance frivole. Elle actionne des ressorts sardoniques sur un ton volontairement enjoué, y compris par politesse du désespoir. Dans une scène au salon funéraire, un des protagonistes dit à la blague aux autres endeuillés : « Quand même, quelles étaient les chances que Lou Gehrig meure de la maladie de Lou Gehrig ? »

Bref, The Sopranos distille l’ironie qui inverse le sens de ce qui est dit. Cette figure de style a dominé le tournant du siècle dans toutes les disciplines plus ou moins artistiques, le roman comme la publicité, le cinéma comme la télévision. Un colloque universitaire de 2007, au moment où se terminait la diffusion de la série, se tenait sur le thème de l’« hégémonie de l’ironie », beaucoup d’écrivains exploitant alors le filon en « faisant de l’esprit sur le dos de leur personnage », en manipulant le second degré ad nauseam dans leur esthétique de la distinction.

Le professeur Polan utilise parfois la référence à l’ironie dans son livre. Il préfère tout de même parler d’une série postmoderne en ce sens qu’elle offre une position et son contraire, qu’elle assoit une certitude en même temps qu’elle la déconstruit.

« The Sopranos expose des dilemmes éthiques et en même temps nous dit que ces situations n’ont aucun sens et restent sans importance, dit-il. On ne sait plus s’il faut rire ou pas. Le même dilemme se pose avec Pulp Fiction. Devant le niveau de violence ou d’obscénité de ce film, on doit constamment se demander si le réalisateur Tarantino est sérieux ou pas. »

Il avoue une fascination particulière pour les scènes dans le bar de danseuses, repère du gang Soprano, lieu concentrant évidemment l’exploitation des femmes par des hommes. « La série montre l’hypocrisie qui consiste à condamner la chose même qu’elle expose, conclut-il. Mes étudiants ont beaucoup de difficulté avec cette manière. Ils sont moins généreux et moins tolérants des moments dans une œuvre qui manquent de rectitude politique. La série condamne en exploitant, et cette façon de faire semble difficile à comprendre pour certains. 

Bons saints malsains

Le dernier épisode de la série The Sopranos, intitulé « Made in USA », se terminait sur une scène inquiétante, surchargée de menaces, arrêtée brusquement par un écran noir suivi du générique déroulé en silence. Cette conclusion ouverte (le chef mafieux Tony Soprano a-t-il été assassiné ?) a été très discutée, autant adulée que détestée. Une suite expliquant le destin du mafieux aurait donc pu en satisfaire certains et en décevoir autant.

Valait mieux en rester là. Les créateurs de la production ont intelligemment choisi de poursuivre la charge avec un antépisode racontant moins la jeunesse que la famille du chef de gang de la banlieue new-yorkaise du New Jersey, cela, vers la fin des années 1960 et le début des années 1970.

Le film s’intitule The Many Saints of Newark, clin d’oeil ironique au portrait de groupe d’hommes et de quelques femmes bien peu sanctifiables. Dans la série, Livia Soprano, mère de Tony, acariâtre, manipulatrice et méchante comme une vipère qui aurait mal aux crocs, répète parfois à son mari qu’il est un vrai saint.

L’antépisode se veut un film à part entière, autonome, et il ne faut pas nécessairement avoir vu la série pour l’apprécier même si ce cadeau d’une sorte de méga 87e mouture est d’abord fait aux fans, 14 ans après l’ultime séparation. On y retrouve les mêmes tics et codes, y compris des surgissements de violence fulgurante, insoutenable, et des références cinématographiques à profusion : ici, une fête au jardin rappelle la longue séance du mariage du Parrain ; là, l’insertion d’un extrait de Key Largo

On y croise beaucoup de personnages qui feront le bonheur des connaisseurs. Le récit est d’ailleurs raconté par Christopher Moltisanti, que Tony considère comme son neveu mais qu’il va pourtant assassiner en 2007. Il est bébé naissant dans le film et craint déjà son « oncle ».

L’action se concentre surtout autour de Dickie Moltisanti (Alessandro Nivola), père de Christopher, engagé dans une lutte avec des clans rivaux alors que les tensions raciales gonflent jusqu’aux émeutes qui ont enflammé Newark en 1967. Un aréopage de personnages souvent caricaturaux oscille autour de cette figure qui pousse l’amoralité à des extrêmes à faire rougir un diable.

Dans la série, Tony a un problème avec sa mère et sa femme. Dans le film, Dickie pousse les conflits avec son paternel et sa maîtresse à des limites que Sophocle aurait appréciées. Le Tony adolescent est joué par Michael Gandolfini, fils de James, décédé en 2013, qui incarnait Tony, ce qui rajoute une couche supplémentaire de complexité filiale dans cette histoire d’une famille de saints malsains.

 

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