Richesses et douleurs des mythologies parentales

La profusion de solos sur nos scènes semble mener à une convergence de spectacles (auto)biographiques. C’est ainsi que prendront l’affiche dans les prochaines semaines trois oeuvres très différentes, mais qui prennent toutes leur source dans un passé familial, chez un parent. Conversations croisées.
À La Licorne — là où le printemps dernier, Marie-Ève Perron évoquait le deuil de son père dans De ta force de vivre —, Sarianne Cormier crée Mythologie, un premier solo inspiré par sa mère. Une femme qui, à 54 ans, a décidé de changer de vie, quittant son foyer sans l’annoncer à l’avance, pour repartir à zéro dans la ville de son enfance. « Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à faire ça ? s’est demandé la comédienne. Avant de partir, ma mère m’a donné une valise qui contenait des objets restants de sa jeunesse : vêtements, livres de couture. C’est comme si elle m’avait donné des outils pour raconter sa vie et pour mieux comprendre ce qu’elle a voulu fuir. »
Et elle se sentait redevable : sa mère, peu instruite, venue à Montréal dans l’espoir de travailler mais ayant eu une famille très jeune, a beaucoup sacrifié pour que Sarianne Cormier puisse réaliser une carrière qu’elle-même n’a pas eue. « Elle a travaillé dans une usine de saucisses pour me permettre d’étudier au Conservatoire. »
La réalisatrice de courts métrages, qui a écrit souvent sur son père — « il est vraiment drôle » —, cherchait à donner en retour à sa mère un cadeau « aussi grand ». « Je n’avais jamais trouvé le bon moyen de raconter ma mère, parce qu’il y a beaucoup de fragilité. On parle de santé mentale du temps de ma grand-mère, du fait qu’on peut être à bout, en tant que femme, lorsqu’on n’a pas eu la vie qu’on voulait, et qu’on est obligée de rester dans un mariage malheureux. »
Son autofiction s’appuie sur les objets maternels et sur des souvenirs d’enfance dont elle n’a pas validé l’exacte véracité, parce qu’elle préférait préserver ses mythes familiaux. « La narratrice est différente de moi parce que ce que je raconte, ce n’est pas tout à fait ça. Et je ne dis pas tout. Une famille, c’est beaucoup plus complexe qu’un récit. »
Cet hommage alliant théâtre et cinéma, qu’elle compare à « une présentation muséale » sur la vie de sa mère — laquelle viendra voir le show —, lui a fait du bien. « Il y a quelque chose qui s’est vraiment apaisé. » Elle a écrit pour comprendre le geste maternel. D’autant que sa grand-mère aussi avait quitté sa vie, un jour. « Est-ce qu’on m’a jeté un sort qui va faire que moi, je vais faire ça, fuir ? Je me suis dit : “Non, ce n’est pas moi.” Mais en même temps, pour conjurer le sort, j’avais besoin d’exorciser ça. »
Redécouvrir son grand-oncle
C’est justement la lecture de La femme qui fuit (!) qui a inspiré à Jocelyn Sioui son Mononk Jules, d’abord paru sous forme d’essai (Éditions Hannenorak), mais qu’il destinait d’emblée au théâtre documentaire. Le créateur, comédien et marionnettiste a eu la surprise d’y trouver une référence à son grand-oncle wendat. « Dans un court chapitre, Anaïs Barbeau-Lavalette raconte que sa grand-mère avait participé à une manifestation pour soutenir le combat d’un Huron. » Soit Jules Sioui.
Armé d’archives qu’avait gardées son père, il a donc entrepris une enquête sur ce parent qu’il connaissait surtout d’une « façon légendaire » (« les gens racontaient ses histoires un peu comme de la mythologie »). Une histoire qu’il savait déjà importante, « mais pas à quel point. J’ai découvert que c’est un monument de l’histoire autochtone, qui a brassé beaucoup de choses dans les années 1940, et qui était disparu des radars ».
La lutte de Jules Sioui a débuté lorsque le gouvernement canadien a voulu imposer la conscription aux Autochtones — alors qu’ils n’avaient même pas le droit de vote. « C’était un grand rassembleur. Il a réussi à rassembler en 1943 une cinquantaine de chefs à Ottawa, une première. Il a démarré un mouvement qui est devenu l’Assemblée des Premières Nations. Il a eu un impact considérable sur le militantisme autochtone. Puis son combat a culminé dans les années 1950 avec une grève de la faim de 72 jours pour obtenir l’indépendance des Premières Nations. »

Jocelyn Sioui expose les différentes facettes de ce « héros tragique » sans taire ses failles. « Il y a tout un aspect de sa vie très obscur. Il a été accusé de — à l’époque on disait grossière indécence — pédophilie. Et cette histoire a bien sûr entaché sa vie. Plusieurs raisons peuvent mener à ce qu’on efface des histoires. Mononk Jules sonde également — c’est très actuel — notre rapport à l’Histoire, notre façon de la préserver. Qu’est-ce qui fait qu’une histoire est racontée ou pas ? »
Outre la vie de son aïeul, l’auteur désirait relater la « version autochtone de l’Histoire », celle qui n’a pas été enseignée. Si le récit factuel est « très vrai », la manière de raconter « oscille entre le conte et le documentaire ». Entre maquettes animées et projections vidéo, le créateur joue avec la forme, dans un souci d’accessibilité.
Le solo comporte aussi une dimension personnelle, Sioui racontant « les émotions que ces découvertes ont soulevées en moi. Je ne le fais pas de façon impudique, mais pour mettre en relief les différents aspects du texte ». Il voulait faire suivre au public le même chemin qu’il a parcouru, notamment les sentiments provoqués par l’ignorance de l’Histoire. « Je pense que le personnel amène beaucoup d’humanité dans le spectacle. C’est une façon d’entrer directement en contact avec les gens, de leur parler dans le creux de l’oreille et de leur dire : c’est pas grave, parce que moi-même je ne savais pas. »
Souvenirs d’enfance
En 2016, Chloé Lacasse a vu son père emporté par le cancer, dix ans après sa mère. Des deuils qui ont profondément transformé l’autrice-compositrice-interprète, aussi comédienne de formation. De là est né Les eaux claires, un projet hybride à trois volets, où la conception de l’objet scénique a précédé celle de l’album éponyme. Une autofiction dont le déclencheur a été son retour dans la maison familiale. « À force de vivre dans un lieu où la lumière, les sons n’ont pas changé depuis 30 ans, beaucoup de choses sont réapparues, par les sens. Des souvenirs très lumineux d’enfance. » Mais aussi des réminiscences de ses deuils. « Tout ça en fait une œuvre qui raconte ma vie, mon histoire, mais aussi celle de tout le monde, dont l’enfance, la mort font partie. »
Plutôt « réservée », elle a senti qu’il lui fallait pourtant « avoir le courage de la franchise ». Mais ce récit « très existentiel » s’accompagne de pudeur. Et d’un recul. « On va loin dans certains détails, mais c’est très éloigné du journal intime. C’est une œuvre écrite à partir d’un deuil digéré. » Et si elle révèle ses propres émotions, elle a fait très attention de respecter la vie privée des disparus. « Moi, je peux bien accepter de me dévoiler le plus possible, si ça aide l’œuvre. Mais ma mère, qui n’adorait pas la démonstration, n’aurait pas été bien avec un étalement de sa vie, ou de son image même. Alors on est restés très en retenue. C’est important pour moi, parce qu’elle n’est plus là pour accepter ça. »

Le texte, tantôt parlé, tantôt mis en musique, enchaîne des bribes de souvenirs, ces « moments qui forment une vie ». Entourée de trois musiciens, « baignant » dans les images de l’artiste visuelle Sarah Seené, Chloé Lacasse y dessine surtout un hommage aux petites choses du quotidien. « Après les deuils que j’ai traversés, je me suis rendu compte que ce qui me restait le plus, ce n’était pas les grands événements. C’étaient ces petits détails qui ne semblent pas importants lorsqu’on les vit, mais qui, cumulés, sont très riches. C’est ça qui crée le lien. C’est ce dont on s’ennuie, étrangement. On me dit que c’est un spectacle qui brasse beaucoup, mais qui est très lumineux. Il n’y a rien comme être confronté à la mort pour nous donner envie de vivre ! Donc j’espère qu’il en sorte une envie de profiter de tous ces moments fugaces sur lesquels on passe souvent rapidement. »